Le sourire de Vivek

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1.
Depuis leur réveil, dans la maison au milieu des cocotiers, les enfants attendent Daddy. Hier, Susheela leur a annoncé sa visite et Ranesh a dit:
«- J’espère qu’il va nous apporter la carambole !
–    Auntie, s’est exclamée Priya, Ranesh ne pense qu’aux cadeaux, c’est pas bien !
–    Et toi tu répètes tout tout le temps. »
Alors Susheela est intervenue en disant que si Daddy apprend qu’ils se disputent il ne sera pas content du tout et que ce n’est pas juste, parce qu’avec tout ce qu’il fait pour eux, les petits pourraient quand même faire l’effort de ne pas se chamailler.
Là-dessus tout le monde a balancé la tête pour manifester son accord, sauf Vivek.
Vivek ne manifeste jamais rien, ni joie ni tristesse, ne parle qu’en cas d’absolue nécessité et personne ne sait si il a déjà ri.

Il faut dire qu’avant que Daddy, avec son gros ventre et ses cheveux de la couleur de la poudre de chili que Susheela utilise pour faire le masala, ne débarque dans sa vie pour l’emporter  dans la maison au milieu des cocotiers, Vivek n’avait pas eu beaucoup d’occasions de rire. Pour tout dire, il n’en avait eu aucune.
A peine était-il né que son père s’était évaporé dans la nature. Pour survivre, sa mère était partie à Trivandrum vendre son corps à qui le voulait, confiant le nourrisson à sa grand-mère, Ammachi, une vieillarde que la vie avait usée jusqu’à la moelle et qui subsistait en triant les déchets.
Mais dans les poubelles de Pozhiyoor à part les carcasses de poissons et les filets trop déchirés pour pouvoir  encore être utilisés, il n’y a pas grand-chose.
La ville, étendue le long d’une morne plage, semble avoir été oubliée par le reste du monde. Quand l’océan ingrat les rejette sur la grève, ne leur cède aucune proie, les condamne à l’ennui, à l’alcoolisme et à la pauvreté, les pêcheurs jouent aux cartes à l’ombre des embarcations échouées sur le sable.

Au bout de plus de cinq années de misère dont Vivek n’a d’autres souvenirs que la faim, l’eau qui ruisselait dans la cabane de palmes perdue dans la lande boueuse et les violentes crises de toux qui terrassaient Ammachi, sa mère est revenue, efflanquée, atteinte d’une maladie incurable et honteuse qui la maintient désormais allongée toute la journée, ses grands yeux fiévreux brillant dans son visage décharné.
Et il a fallu partager en trois la maigre pitance quotidienne.

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2.
Un jour, Vivek a eu six ans. Sa grand-mère a mis un sari propre, lui a enjoint d’enfiler le seul pantalon dont il disposait et dont elle avait dû, tellement il était maigre, rétrécir la taille avec des épingles, puis elle lui a pris la main et ils ont marché le long de la route.
Ils sont montés dans un autobus, pour Vivek c’était la première fois. Il aurait bien trouvé l’expérience rigolote mais la vieille femme toussait sans arrêt, bruyamment, comme si une bête cachée dans son ventre appelait à l’aide pour essayer d’en sortir et les autres passagers les ont regardés de travers. Finalement, ils sont arrivés dans une vaste maison rose. Ammachi a longuement discuté avec un monsieur qui, lui, parlait -mais pas en malayalam sinon Vivek aurait compris-  avec une dame bizarre, très bizarre. Sa peau était blanche et, au lieu d’être bien rangés comme ceux d’Ammachi, ses cheveux blancs formaient une masse emmêlée. Elle portait une jupe et on voyait ses jambes. Vivek était tellement intrigué qu’il en est resté bouche bée et a oublié d’écouter ce que disait sa grand-mère.
Puis, voyant Ammachi joindre les mains en l’honneur de la femme et celle-ci faire de même, il a pensé que tout allait bien.
Il s’est contenté de ses propres impressions et n’a pas questionné sa grand-mère. Il savait très bien que celle celle-ci n’aurait pas jugé utile de lui répondre. Elle n’était ni particulièrement affectueuse ni bavarde. Elle avait mené une vie de chien, trimant à s’en rompre les membres et à l’heure où elle aurait souhaité un peu de repos il lui avait fallu s’occuper d’abord de ce gamin et ensuite de la mère, son unique fille, qui n’avait rien trouvé de mieux que d’attraper le SIDA à Trivandrum car, bien qu’intouchable, les hommes n’avaient pas hésité à louer son pauvre corps pour y assouvir leurs pulsions et y semer la maladie.

Environ deux semaines plus tard, la femme blanche est venue leur rendre visite à la cabane, elle était accompagnée d’un géant aux cheveux roux : Daddy.

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3.
Tout est allé très vite, pendant que Vivek observait paisiblement  la colonie de fourmis rouges qui grimpait le long des palmes de la cabane, la femme blanche, le géant roux et le monsieur que Vivek avait déjà vu dans la maison rose ont parlé avec Ammachi, puis un peu avec sa mère. Tout le monde avait l’air content.
Puis les deux femmes ont brièvement expliqué à Vivek qu’il allait changer de maison, parce qu’elles étaient trop pauvres pour le garder avec elles. Que, là où il irait, il y aurait d’autres enfants, de la nourriture à tous les repas et même du poulet, qu’il pourrait aller à l’école et que tout ça c’était grâce à la dame blanche et surtout au gros monsieur, qu’il devrait lui dire « thank you », être sage et l’appeler Daddy.
Vivek, qui avait depuis longtemps renoncé à la communication orale si celle-ci ne présentait pas de caractère d’urgence, est retourné observer les fourmis, maintenant occupées à transporter le cadavre d’un cafard au dos mordoré. Ammachi a mis ses affaires, c’est-à-dire une brosse à dents déplumée, deux slips, son pantalon, une chemise, un short troué et l’uniforme de l’école, maculé de taches et vingt fois raccommodé, dans un sac en plastique.
Suite à quoi il a dû dire au revoir à sa mère, même l’embrasser, ce qu’il a fait avec un peu de répulsion car elle sentait mauvais, criait beaucoup et que somme toute, il ne la connaissait que depuis quelques mois. Elle s’est accrochée à lui, le serrant entre ses bras décharnés, déposant ses lèvres sèches sur sa joue et lui murmurant en pleurant qu’elle était contente pour lui.
Quand il est monté dans la voiture avec ses nouveaux amis Ammachi l’a salué de la main, puis a tourné le dos et est rentrée dans la cabane.

Sa nouvelle vie commençait.

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4.
Dans la maison au milieu des cocotiers, le soleil entre par les fenêtres et fait danser les particules de poussière. Il y a une télévision et une grande cuisine où Susheela prépare les repas et où on mange, assis en rond par terre.
Il dort avec les deux garçons et dans une autre chambre il y a les trois filles : Hansi, Chandra et Priya qui se dispute tout le temps avec Ranesh. Sujith est le plus grand, il a dix ans et sait faire du vélo.
Contrairement à ce qu’il pensait au début, Vivek s’est aperçu que le gros homme, Daddy, à qui il n’a toujours pas dit « thank you » mais qui n’a pas l’air de s’en soucier, n’habite pas avec eux. Parfois il vient les voir tous les jours, parfois il disparaît pendant des semaines et quand il réapparaît, il apporte des cadeaux.

Mais ce qui ravit le plus Vivek, c’est la présence caquetante de quatre poules rousses et bavardes dont il faut chercher les œufs tout chauds sous les feuillages et qu’il passe des heures à contempler, les suivant pas à pas quand elles s’éloignent entre les cocotiers en grattant la terre de leurs pattes griffues pour y dénicher des bestioles, vers blancs ou chenilles poilues, qui gigotent désespérément avant d’être déchiquetés par les becs avides.

Donc, ce matin, on attend Daddy. Susheela a balayé la maison et les enfants, bien coiffés, vêtus de vêtements propres, ont été fermement priés de ne pas se salir et de bien se tenir.
Avant d’habiter la maison au milieu des cocotiers tous ont vécu des existences misérables. Le père de Priya et Hansi est parti vivre avec une autre femme, laissant son épouse et ses deux filles sans ressources. Celui de Chandra, un soir de beuverie a tellement battu sa femme qu’elle en est restée paralysée à vie. La mère de Ranesh est morte à sa naissance et son père l’a abandonné chez ses grands-parents ; ceux-ci ne pouvant supporter cette charge supplémentaire l’ont confié à une autre de leurs filles qui un beau matin l’a emmené à la maison rose de la femme blanche pour expliquer qu’elle ne s’en sortait pas, que ce n’était pas parce qu’elle ne voulait pas mais parce que sa vie était trop difficile. Quant à Sujith, c’est sa mère qui est partie, suivant un homme de belle prestance qui lui avait promis une vie meilleure que celle que son mari, un humble pêcheur de Poonthura, lui proposait. Après son départ il s’est mis à boire et Sujith et ses sœurs ont été confiés à des associations caritatives.
Dans la maison au milieu des cocotiers, les enfants ont trouvé la paix. Certains d’entre eux voient de temps à autre leurs familles d’origine, d’autres non, et même si celles-ci leur manquent, ils gardent muette leur tristesse.

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5.
Dans sa chambre d’hôtel de Trivandrum, comme chaque nuit à trois heures quinze, il s’est réveillé baigné de sueur, les cheveux collés sur le front, un sale goût âcre dans la bouche. Un goût de cendres froides.
Même s’il sait l’inutilité de son geste il s’est fortement frotté les yeux dans l’espoir d’effacer les images, toujours les mêmes, qui le hantent implacablement. Mais rien n’y fait.
Rien non plus pour supprimer la rumeur hachée de l’hélico, la détonation, les hurlements.

Peu à peu les images se sont  estompées et les bruits se sont assourdis jusqu’à disparaître, laissant place aux inévitables douleurs frontales, aigües, insupportables, qui  lui donnent envie de se cogner la tête contre le mur, de se fracasser le crâne, à en oublier qui il est.

Il s’est levé pour prendre un cachet d’aspirine qu’il a avalé en compagnie d’une pilule rose destinée à lui apporter le sommeil.
S’astreignant à concentrer ses pensées sur les gestes à accomplir, il s’est rendu dans la salle de bains, a craché dans le lavabo des jets de salive mêlés de bile, a longuement uriné puis est retourné se coucher. Il a glissé la main dans le pantalon de son pyjama et l’a posée sur son sexe. Ce contact l’a rassuré.
Il a modéré sa respiration, s’appliquant à sentir l’air pénétrer lentement dans ses poumons. Respirer, expirer, respirer, expirer.
Être vivant, simplement vivant.

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6.
Il avait été un jeune homme studieux et docile, respectant ses parents et son pays et quand l’ordre de mobilisation était arrivé, il avait tout naturellement incorporé son régiment, sans se poser de questions. Depuis l’enfance on lui disait que sa nation était en péril et il se devait de la défendre.
Appliquant à sa formation militaire le même soin qu’il avait déployé à étudier, il prit du galon et rapidement la hiérarchie lui confia des missions importantes.
Son habileté au tir, son sang froid et son humeur égale firent qu’on le spécialisa dans les attaques ciblées, précises, risquées.
Il aimait le vol tournoyant de l’hélicoptère, la lourde mitraillette, son crachat en rafale.
Quand il appuyait sur la gâchette aucun doute n’effleurait son esprit, il était un soldat, il obéissait.
On le trouvait plutôt joyeux et affable, mais comme il était effacé, discret, rien dans sa personne ne retenait l’attention à part la flamboyance presque incongrue de sa chevelure rousse.
Pourtant, lors des permissions sa famille l’accueillait en héros et les filles du voisinage lui lançaient des œillades admiratives qui rendaient jalouse Rachel, la jeune fiancée dont il aimait caresser les seins ronds.

Mais dans ce bonheur lisse et tranquille comme l’eau plate d’un étang, l’horreur soudain s’abattit et les vagues qu’elle déchaina ruinèrent à jamais l’harmonie d’une existence qui se voulait anodine.

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7.
On lui assura que ce n’était pas de sa faute, que les renseignements qu’on leur avait fournis étaient erronés et que cela faisait partie des risques de la guerre, on appelait ça une bavure.
Il n’avait fait qu’obéir.
C’est ce qu’il se répétait depuis, des nuits entières, pour ne plus voir les enfants en flammes qui s’échappaient du bâtiment, leurs corps qui se tortillaient sur le sol comme des asticots de feu, leurs petits cadavres carbonisés d’où montaient des fumeroles.

Il était venu éliminer un terroriste particulièrement dangereux dont on répétait qu’il menaçait la vie des enfants de son pays. Malheureusement,  à la suite d’une erreur de localisation, ce n’était pas sur la cachette de l’homme qui se terrait comme une bête infecte qu’il avait tiré, mais sur une école, une de ces pauvres petites écoles de village dont rien ne signalait l’existence et où des gamins innocents passaient leurs journées.
Trente sept morts.
La nouvelle avait fait le tour du monde, jetant l’opprobre internationale sur son armée.
Massacrer des enfants, c’est moche, et même les dirigeants des pays alliés n’avaient pu faire taire la presse.
Au retour à la base il était livide et son uniforme était maculé par le vomi qui avait jailli de sa bouche lorsqu’il avait vu courir les misérables petites silhouettes enflammées et qu’il avait mesuré l’horreur du geste qu’il venait d’accomplir.

Pour la première fois depuis qu’il combattait, la mort avait un visage, ou plutôt elle en avait plusieurs, ceux d’enfants hurlant de douleur et elle avait une odeur, celle à la fois âcre et suave de la chair calcinée.

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8.
Il ne remonta jamais dans l’hélicoptère. Après ce qui fut pudiquement nommé « l’incident » il tomba dans un état de prostration qui dura plusieurs semaines. Il fut hospitalisé et fit une cure de sommeil. Il rencontra des psychiatres et des psychologues.
On lui répéta encore et encore que ce n’était pas de sa faute.
Finalement il fit semblant de le croire mais la question de sa culpabilité, lancinante, le torturait.
Il aurait pu s’assurer de la véracité des informations, refuser de tirer, ne pas obéir, ne pas être l’ultime rouage du massacre, son exécuteur. Car même si l’erreur revenait aux autres, c’était par ses mains que la mort avait frappé.

Il termina son temps d’armée dans un bureau, puis, retourné à la vie civile reprit brillamment ses études, aligna les diplômes et devint cadre dans une entreprise internationale.
La légère insouciance de la jeunesse avait été à jamais réduite en cendres par « l’incident »
et douze après le gentil garçon effacé était devenu un homme corpulent dont le visage impassible ne révélait jamais les émotions.
Il parlait peu, se contentant d’adresser à ses interlocuteurs un discret sourire dont on ne savait s’il était bienveillant ou destiné à cacher l’ennui de la conversation, mais les quelques phrases qu’il prononçait ne souffraient pas la contradiction.

Il n’avait parlé à personne de ses terreurs nocturnes, de ces images qui le hantaient chaque nuit, depuis douze ans. Pas même à Rachel qu’il avait épousée lorsqu’il s’était mis en tête que la naissance d’un enfant pourrait effacer les cauchemars, croyant naïvement qu’il rendrait ainsi une des vies qu’il avait détruites.
Rendre à qui ?
Lassé d’appeler en vain le pardon divin il avait perdu la foi, ce n’était donc pas à Dieu qu’il devait rendre des comptes, mais à l’humanité et celle-ci, enrichie d’un nouvel être pourrait peut-être lui pardonner.
Il n’en fut rien. Les vagissements du nouveau-né résonnaient à ses oreilles comme les échos des cris de ses victimes et, loin de s’estomper, les visions nocturnes se firent de plus en plus précises, il voyait les visages se déformer sous la douleur et les membres fondre comme de la cire.
L’enfant tomba malade, gravement, il fut hospitalisé, on craignait pour sa vie.
Rachel était anéantie par l’inquiétude, elle pleurait, et lui, surmontant ses craintes pour tenter de la rassurer, lisait sur son visage ravagé par les larmes l’insoutenable angoisse d’une mère.
A l’aune de leur peur il put mesurer la douleur que ressentent des parents à qui la mort arrache un enfant.
Une souffrance insupportable, inique.
Une amputation.
Ses maux de tête décuplèrent. Aux images des enfants se joignirent celles de leurs mères, elles le poursuivaient en hurlant, elles pleuraient.

L’enfant guérit mais le couple ne survécut pas à la maladie. Rachel l’aimait encore, mais ne supportait plus son silence. Elle aurait voulu qu’il lui parle, qu’il lui raconte sa souffrance afin qu’ils puissent la partager. Elle aurait voulu être plus forte que les cauchemars.
C’était impossible alors elle le quitta.

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9.
Il s’installa dans un appartement que d’autres avaient meublé, peu lui importait le décor, il en connaissait depuis longtemps l’incapacité à soulager sa souffrance.
Et puis son travail l’amena à voyager beaucoup. Cela lui convenait. Les chambres d’hôtel anonymes se succédaient, il n’y dormait ni mieux ni plus mal que chez lui, les enfants mourants venant toujours hanter ses nuits.
Après avoir essayé divers thérapies alternatives, fleur de Bach, homéopathie, massages, il était revenu aux psychotropes classiques confiant à la chimie la tâche de lui apporter l’anéantissement passager qui lui permettait de se reposer.

Un jour, dans un avion qui volait vers l’Inde, il rencontra Francesca.
Elle occupait le siège voisin du sien. Il n’avait pas pour habitude de sympathiser avec ses compagnons de voyage, aussi, quand elle lui adressa la parole, ne fit-il rien pour l’encourager à poursuivre la discussion.
Mais à l’étape de Djedda, à cause de problèmes qu’on leur dit techniques, ils durent rester dix heures dans un hall, à attendre le bon vouloir des autorités.
Se sentant isolée parmi les hommes barbus et les femmes en burqua avec qui nulle communication n’était possible, la femme recommença à lui parler. Elle était impatiente de repartir, elle avait à faire et cette longue attente inutile lui faisait perdre un temps précieux.
Là où elle allait, des enfants attendaient sa venue.
Son visage aux traits énergiques était entouré d’une masse indisciplinée de cheveux blancs. Elle parlait d’une voix rapide à la sonorité joyeuse. Il pensa qu’elle avait l’air d’une vieille gamine et il lui envia cette vivacité enfantine qu’elle avait si bien su garder ; lui se sentait l’âme d’un vieillard.
Elle lui raconta qu’elle avait monté une association caritative dans le sud du Kerala pour s’occuper des enfants dont les parents ne pouvaient assurer la charge. Elle avait crée des maisons familiales où les enfants étaient confiés à des « house keeper » qui veillaient sur eux. Bien sûr ce n’était pas idéal, mais au moins les petits avaient à manger, ils étaient soignés, et surtout, ils allaient à l’école. Elle était convaincue que l’éducation pouvait combattre la misère et les coutumes ancestrales qui maintenaient les femmes sous la domination des hommes.
Il lui demanda pourquoi elle faisait tout ça. Elle répondit qu’elle avait voulu donner un sens à sa vie.

Il repensa souvent à cette rencontre, puis de plus en plus. Finalement, il décida de profiter d’un voyage à Bangalore pour rendre visite à Francesca.
Pendant des semaines un projet avait muri dans son esprit, s’il ne pouvait rendre les vies qu’il avait effacées du moins pouvait-il améliorer l’existence d’enfants malheureux.
En quelques jours il avait rencontré des familles en souffrance, loué la maison au milieu des cocotiers, y avait installé d’abord Susheela et son mari, puis, peu à peu, les enfants.
Vivek était le dernier arrivé.

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C’est l’aube et les médicaments ne lui ont pas apporté le sommeil. Pendant des heures les flammes ont dévoré ses pensées et des cris ont hurlé à ses oreilles. Sa tête est douloureuse. Il est exténué, découragé.
Il pense aux petits de la maison des cocotiers et se dit qu’il ne doit pas craquer, qu’il doit continuer, même si la rédemption qu’il avait espérée et qui aurait mis fin à l’enfer de sa conscience, n’est pas venue. Maintenant les enfants dépendent de lui et surtout, il les aime. Il a appris à les aimer, tout doucement, en les regardant.
Tout à l’heure les filles se pendront à son cou et les garçons le tireront par la main pour l’emmener jouer au ballon. Tous, l’accueilleront avec joie.
Sauf Vivek.

Mais ce matin la souffrance est la plus forte et même la perspective de passer la journée avec les enfants ne réussit pas à chasser les cauchemars. Au fond, ne serait-il pas plus simple de s’effacer, de seulement continuer à payer, de loin ?

Il prend néanmoins un taxi qui grimpe sur la colline et se gare devant la maison au milieu des cocotiers. Les enfants se précipitent.
« Daddy ! Daddy ! »
Il chancelle, titube jusqu’à la maison, se laisse tomber sur les marches de l’entrée.
Susheela, inquiète de le voir livide et tremblant, court lui préparer une tasse de thé et les enfants, à part Vivek qui est occupé à suivre sa poule préférée, se massent autour de lui.
Et soudain il se met à parler, dans sa langue à lui, rocailleuse et heurtée, que les petits ne peuvent comprendre. Il leur raconte l’hélicoptère, la mitraillette, le feu, les corps se tordant de douleur sous les flammes.
Les cauchemars, les cris des femmes, sa tête qui explose, son découragement.
Bouches ouvertes, immobiles, les enfants le regardent, semblant boire des paroles dont le sens leur échappe.
Il pleure.
Alors le petit Vivek qui jamais ne parle ni ne rit, abandonnant la poule à sa promenade,  se fraye un chemin jusqu’à l’homme, pose sa petite main sur le large genou, incline la tête et dit :
« Thank you Daddy ! » Puis un grand sourire éclaire son visage.
Et les enfants en chœur répètent « Thank you Daddy, thank you Daddy ! »
Comme un baume bienfaisant, la douce litanie pénètre le cœur de l’homme, ses muscles se détendent, sa tête devient légère et son âme se met à rire car, venues de très loin, d’autres voix lui disent : « Nous t’avons pardonné ».

FIN

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