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Doctor M. et Baby

Doctor M. habite au-dessus d’un cabinet médical qui lui appartient en partie.
La maison est entourée d’arbres et, avec un plus d’entretien, le lieu pourrait être charmant. En période de mousson les trombes d’eau qui s’abattent plusieurs fois par jour ravinent, brisent les branches, forment de grandes flaques qui ne tardent pas à devenir d’un marron peu engageant et rendent en permanence le sol boueux. Mais le vert des arbres est resplendissant, et qu’un rayon de soleil apparaisse et les gouttelettes accrochées au feuilles et aux herbes folles scintillent comme des petits diamants irisés. Et c’est toujours à la fois sale et magnifique, chaotique et coloré.
L’appartement est grand, beau et il doit être lumineux quand le temps est moins gris. Il est meublé à l’indienne : mélange disparate de fauteuils en rotin, table en verre, canapé en bois, armoire anglaise. Le tout d’une propreté irréprochable, exceptionnelle sous cette latitude.
Sur la télé sont disposées quelques photos du temps jadis plus une de docteur M. en compagnie d’une opulente indienne en sari et une autre d’une dame très âgée, maigre et d’allure plutôt miséreuse.
Nous nous asseyons au salon et, sur un fond musical de chants écossais, notre hôte nous montre des photos de sa femme et de sa fille.

Mais voilà que la porte s’ouvre et qu’entre une robuste dame en sari rose bonbon.
« Oh, my house keeper ! » s’exclame Doctor M.
La dame, qui porte l’invraisemblable prénom de Baby, n’est pas particulièrement souriante. Elle nous serre la main puis se laisse tomber dans un fauteuil en rotin, prête à se joindre à la conversation, du moins à l’écouter car elle ne parle pratiquement pas anglais. C’est la dame de la photo sur la télé.
Notre gentleman vante ses mérites : ses talents de cuisinière et de femme d’intérieur, son sens de l’organisation. Elle balance la tête d’un air satisfait et nous hochons la nôtre en signe d’approbation. Après cette litanie de louanges elle se décide enfin à nous sourire.
Nous interviewons Doctor M. qui répond avec intelligence et humour (et parfois excès) à mes questions.
Le futur de l’Inde ? « Hell ! ». L’enfer. Depuis qu’elle a eu l’impudence de bouter comme des malpropres (un comble de la part des Indiens) les dignes sujets de Sa Majesté, l’Inde mérite de pourrir dans les flammes de Satan car rien de bien ne pourra plus en jaillir.
Son plus beau souvenir ? « All my life in Scotland » et l’espace d’une fraction de minute je le sens triste derrière son sourire et ses éclats de voix, je vois ses rides, ses cheveux parsemés et la lenteur de ses gestes.

Baby

Baby a patiemment assisté à la conversation. J’avais bêtement pensé qu’en temps que « house keeper » et comme toute femme indienne au foyer qui se respecte elle aurait eu à cœur de nous offrir un thé ou une boisson fraîche, et bien pas du tout !
Par contre Doctor M. nous suggère de lui poser quelques questions.
Elle a 48 ans et s’occupe de cette maison, où visiblement elle habite, et de son occupant, depuis plusieurs années. Apparemment elle n’a ni mari ni enfant. Par contre elle s’empare de la photo de la vieille dame pauvre sur la télé et nous explique que c’est sa mère.
Baby est-elle attachée aux traditions ? A la religion ? Non.
Ce qui la rend heureuse ? Etre avec Doctor M. et prendre soin de lui et de sa fille.
Ce qu’elle aime le plus ? Ecouter les vieilles K7 d’Abba.
Elle répond paisiblement à nos questions, sûre d’elle et en peu de mots.
« Et si nous allions voir la maison de Sujata ? » propose Doctor M.
Pourquoi pas ?

Et nous voilà partis en taxi, Doctor M. à l’avant et nous à l’arrière avec Baby qui s’est tout naturellement jointe à l’expédition. C’est d’ailleurs elle qui ouvre la maison et nous la fait fièrement visiter. C’est une charmante villa, récente, claire, bien agencée et joliment meublée. Elle est entourée d’un vaste jardin où, nous dit notre gentleman, Sujata fera bientôt creuser une piscine, ses futurs enfants indo-écossais-italiens pourront s’y ébattre joyeusement.
L’endroit est calme, des oiseaux pépient dans les palmiers et le gros manguier du jardin plein de fruits.
« Je veux la même ! » dit Fabio. C’est un désir réalisable, car la différence de niveau de vie entre les Indiens et nous est telle que ce qui est cher pour eux nous est tout à fait abordable. En Italie ou en France ce qui est cher pour les autres l’est aussi pour nous et la perspective d’acquérir un jour une maisonnette avec jardin dans un endroit aussi beau que celui-ci appartient au domaine du rêve.
Après la visite nous repartons tous ensemble vers la ville, en direction de notre hôtel. Mais nous faisons une dernière halte sur la terrasse du bar d’un hôtel.

Doctor M. se commande un gin et l’impassible Baby aussi. Fabio et moi, petites natures incapables de s’envoyer un alcool fort à quatre heures de l’après-midi dans une chaleur étouffante sans risquer de perdre le contrôle de la situation, partageons une bière.
« D’habitude Baby prend une vodka ! » s’étonne notre ami.

Et pour la première fois que nous sommes en Inde nous voyons une femme, publiquement et sans hésiter, boire un verre d’alcool.
Doctor M. nous raconte leurs voyages en Ecosse, nous dépeint Baby affublée d’un anorak par-dessus son sari, ou en pantalon et teeshirt courant les grands magasins londoniens avec Sujata, il nous apprend aussi qu’elle adore les œufs brouillés et le bacon au petit déjeuner. Elle balance la tête au rythme de ses paroles.

Quel couple étonnant !
Lui, digne et original qui, après avoir imposé à la ville dont il est un notable son mariage avec une Ecossaise, s’affiche maintenant, dans le plus total mépris des convenances étriquées de cette provinciale localité kéralaise, en compagnie d’une Indienne, supposée être sa « house keeper » qui participe à ses agapes alcoolisées.
Elle, imposante et impassible, qui veille sur lui, qui dirige et peut être, parfois, commande. Comme en témoigne la photo de sa mère, dont la pauvreté m’avait frappée, il est probable que rien, avant sa rencontre avec Doctor M., n’aurait pu laisser penser qu’un tel destin l’attendait : voyages, bijoux, confort… alors pourquoi se priver d’un petit coup de gin !
Font-ils scandale dans les milieux bien pensants ? En tout cas, à voir les serveurs se presser et s’empresser en l’appelant respectueusement Doctor, je ne peux m’empêcher de penser : chapeau gentleman d’avoir su imposer le style de vie que tu aimes, et chapeau Baby de l’accompagner en douceur sur le chemin de la vieillesse.

(... à suivre)

India, le 4 aout 2006

Plus de photos: Doctor Menon
   
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Claudine Tissier & Fabio Campo