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Sini

Lorsque Sini est née, ses parents, un jeune couple de catholiques fraîchement mariés, ont consulté un astrologue comme le veut la coutume.
« Oh, a dit le devin, faites attention, un jour, elle s’échappera ».
« Zut alors ! » ont pensé Mary et Chappakan, « Il va falloir la surveiller attentivement ! ». Et c’est ce qu’ils s’employèrent à faire, malgré les soucis quotidiens et la naissance d’une autre petite fille et encore d’une autre dix ans plus tard. La chance ne les avait guère favorisés, avoir trois filles, c’est payer trois dots et, puisque après le mariage les filles quittent la demeure familiale pour celle du mari ou des parents de celui-ci, n’avoir personne à la maison pour les soulager du fardeau de la vieillesse.
Mauvaise pioche !
Sini a grandi, douce et obéissante. Ses parents ont oublié la funeste prédiction.
Hélas, celle-ci s’est brusquement rappelée à leur mémoire quand un jeune musulman passionné s’est présenté un beau matin pour demander la main de leur fille.

Sini avec sa fille Agnus

L’amoureux fut prestement éconduit mais il avait semé le doute et l’inquiétude. Afin de régler définitivement son compte à la prophétie et de se débarrasser du problème, Mary et Chappakan, en bon parents indiens, décidèrent de marier Sini au plus vite.
Parmi divers prétendants ils sélectionnèrent un homme d’une trentaine d’années, issu d’une famille honorable, et qui avait, à ses dires, une belle situation dans une usine en Italie. L’affaire fut rondement conclue. Sini venait d’avoir 19 ans.
Quand le futur époux se présenta chez elle pour la demande officielle, elle découvrit un homme ni beau ni laid, ni grand ni petit, tout juste un peu empâté. Elle aurait pu refuser, mais son père était content et le destin des jeunes indiennes n’est point d’espérer le Prince Charmant.

Le jour de son mariage elle n’a rien ressenti, ni chaud ni froid, ni joie ni tristesse. Elle a participé, indifférente, à une interminable cérémonie qui la liait à un parfait inconnu qu’elle allait devoir suivre dans un pays lointain, nommé Italie.
Elle a préparé ses valises. Pris un avion. Arrivée à Rome elle a découvert que l’homme qui désormais partageait ses jours, et ses nuits, n’était pas comme il l’avait prétendu ouvrier dans une usine mais employé de maison et qu’il entendait bien qu’elle fasse le même travail.
Les Italiens fortunés affectionnent particulièrement les couples exotiques pour tenir leurs intérieurs, l’homme s’occupant du jardin et faisant office de chauffeur et la femme cuisinant et faisant le ménage. Ces couples d’immigrés acceptent sans broncher des horaires exténuants et se contentent d’une chambrette sous les toits. Il faut certes tout leur expliquer et les tenir à l’œil mais le rapport qualité-prix est tout à fait appréciable.

Agnus

Sini a appris à cuisiner des plats italiens pour des patrons exigeants et elle a découvert le gaspillage. Elle a appris à servir à table et elle a découvert l’arrogance.
Elle a aussi découvert le net penchant de son mari pour les alcools fort et cette manie qu’il avait de vider à moitié les bouteilles quand les maîtres étaient absents. Et paresseux en plus, ne l’aidant jamais. Paresseux et désagréable avec les patrons ce qui fait qu’ils ont dû en changer plusieurs fois. Et de nouveau s’adapter et de nouveau supporter le mépris ou l’indifférence.

Puis elle a découvert qu’elle était enceinte. Comment élever un enfant quand on travaille autant, quand on n’a qu’une chambrette sous les toits ? Alors elle est allée accoucher au Kerala, d’une jolie petite fille, Agnus, qu’elle a cajolée pendant trois mois avant de la confier à ses parents. Trois mois de tendresse, des années de séparation.
Au hasard des employeurs Sini et son mari sont arrivés à Livorno, dans la maison d’un couple âgé : l’Ingeniere et la Signora. Gentille, la Signora, heureusement car à force de se piquer le nez au whisky le mari de Sini est devenu violent, méchant, agressif.
A Livorno il y avait une petite communauté de Kéralais et un jour le regard de Sini a croisé celui de Roy.

(…à suivre)

India, le 10 aout 2006

   
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Claudine Tissier & Fabio Campo