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S’alanguir au rythme d’un train

Hier soir, nous avons pour la dernière fois dîné avec Daddy, Janaki, Priya, Vishnu, la voisine de gauche et son fils. Nous sommes allés dans un restaurant élégant : climatisation à fond, chaises recouvertes par du plastique, néons triomphants, innombrable personnel en chemise blanche, pantalon moulant noir et souliers vernis, frais émoulu du lycée hôtelier local. Tout ce déploiement de raffinement n’a pas empêché un énorme cafard de dégringoler du plafond pour venir s’écraser dans l’assiette du fils de la voisine. Qui n’a d’ailleurs pas bronché, contrairement à Fabio qui a fait « Oups ! » en se demandant avec inquiétude quelles autres surprises nous réservait ce lieu.
Mais tout s’est bien passé, et peu après le repas nous avons salué nos amis. Je les ai quitté avec nostalgie. J’ai souhaité à Priya le meilleur mari du monde, et je lui ai demandé de m’écrire pour me tenir au courant. Janaki a joint ses mains haut devant son visage pour nous dire au revoir, elle aussi était un peu triste.

Et ce matin nous prenons le train pour Bangalore. Bien que le voyage dure environ huit heures nous avons préféré voyager de jour, le train de nuit étant pour nous, êtres fragiles et délicats, l’assurance (ou presque) de passer une nuit blanche.
A cause des récents attentas de Mumbai, la sécurité est renforcée et de nombreux policiers sillonnent les quais, c’est d’ailleurs l’un d’entre eux qui pique Fabio la cigarette au bec, sorti s’en fumer une, mal planqué entre deux trains, en attendant le départ du nôtre.
Il est interdit de fumer dans les gares, c’est écrit partout, en gros, en anglais, en tamil et en hindi, et même si les mégots jonchent le sol il faut se méfier, la preuve !
Le policier, ravi de l’aubaine qui va peut être lui permettre d’empocher quelques centaines de roupies parle « d’ajustement ». Bien entendu Fabio joue le crétin qui ne comprend pas l’anglais.
« Ticket, ticket ! » insiste lourdement l’homme en uniforme. Difficile de continuer à jouer le nigaud ! Fabio lui tend les tickets, l’autre les garde dans sa main, comme pour menacer et continue à palabrer sans pour autant sortir de papiers officiels. Le temps passe, le train va partir, je suis à l’intérieur, valises rangées, pieds nus sur la banquette et Fabio dehors, entre deux rails, face au policier qui agite nos billets sous nos nez. La situation n’est pas encore critique, mais presque.
Finalement, à l’italienne et avec panache, mon héros personnel reprend fermement nos billets des mains du tourmenteur ripou et grimpe prestement dans le convoi qui commence à s’ébranler et le policier se met à rire et lui fait un signe de la main, comme pour dire : « bien joué l’Italien, t’as gagné ! »

J’adore prendre le train et le voyage est superbe. Dans notre wagon tout le monde s’est assoupi, le bébé et sa maman, le vieil homme en dhotî, les femmes en sari, la bonne sœur rebondie, l’homme d’affaires à lunettes. Ça ronfle, ça grogne, ça dort profondément, allongé ou assis, les pieds repliés sous le corps ou posés sur la banquette d’en face, les bras ballants dans l’allée ou appuyés sur les barreaux des fenêtres. Parfois, au passage d’un des nombreux vendeurs ambulants, quelqu'un ouvre un œil, se secoue et commande un café, des fruits ou des pakoras tout chauds.
Cette extraordinaire capacité qu’ont les Indiens (et les Asiatiques en général) à s’endormir profondément en quelques minutes partout, quels que soient le confort, la température ambiante, l’état de propreté des lieux, le bruit et la luminosité, est absolument fascinante.

Tous, pauvres ou riches, vieux ou jeunes, femmes, hommes ou enfants ne ratent jamais une occasion de piquer un petit roupillon, de s’accorder une petite sieste, de s’évader par le sommeil.
Et nous, pauvres de nous, que nous faut-il pas pour nous abandonner dans les bras de Morphée ! Des lits, des draps (propres), l’obscurité, le silence, une température agréable, être suffisamment fatigué, ne pas avoir de soucis, et quoi encore ?

Nos peurs, nos angoisses, nos névroses d’occidentaux trop bien nourris nous ont éloignés de l’essentiel : profiter des petits plaisirs quotidiens.

S’alanguir au rythme d’un train, se laisser aller sur une banquette, en toute quiétude.

India, le 27 juillet 2006

   
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Claudine Tissier & Fabio Campo