La brouette

Dans l’enceinte de Namaste,  l’édification  de la « Home for Girls » progresse rapidement. Les échafaudages en bambou ont déjà été démontés et les ouvriers sont occupés à terminer les travaux intérieurs.

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En bas du chemin, un camion a déposé un tas de sable que, petit à petit, les coolies  transportent sur leurs têtes jusqu’à la construction.
Le principe est simple : un ouvrier muni d’une pelle remplit une sorte de seau en caoutchouc à deux anses qui est ensuite hissé sur la tête du coolie, celui-ci le porte jusqu’à la maison, où un autre ouvrier récupère le seau et le vide sur le nouveau tas de sable, en chemin il croise le deuxième porteur, qui, lui, revient avec son seau vide.
Un système traditionnel, utilisé partout en Inde depuis des siècles et qui nécessite les bras de quatre hommes. Entre deux remplissages ils ont le temps de se détendre et de bavarder.

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Valeria, qui suit les travaux d’un œil attentif et souvent courroucé, s’étonne « Mais pourquoi ils n’utilisent pas une brouette au lieu de porter le sable sur leur tête ? Ce serait tellement plus simple et efficace ! »

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Le soir même, la question refait surface pendant le dîner et chacun (ou presque) de s’étonner de cette bizarrerie : pourquoi n’utilisent-ils pas une brouette ?
« Ils ne savent pas ce que c’est ! » dit l’un.
« Quand-même, dit l’autre, on en trouve facilement dans les magasins, peut-être qu’ils ne savent pas l’utiliser ! »
J’interviens dans la discussion pour dire que je suis convaincue que les Indiens ne sont pas plus stupides que nous, qu’il n’y a pas besoin d’être un génie pour comprendre comment utiliser une brouette et que peut-être, tout simplement, ça ne leur plaît pas.
Tollé général !
On me rétorque que l’invention de la roue a permis à l’humanité de faire des progrès inestimables et essentiels et que, par conséquent, refuser d’utiliser un objet qui en est muni et qui facilite tellement le travail s’apparente à de la bêtise pure et simple.
« Entre deux trajets ils en profitent pour ne rien faire ! » lâche un esprit sarcastique.
« La brouette c’est plus rapide ! »
« Beaucoup moins fatigant ! »

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Je ne lâche pas le morceau et explique qu’à mon avis ces hommes sont habitués depuis des années à porter de lourdes charges sur leurs têtes, cela nous paraît, à nous, occidentaux, un effort terrible et certainement ça l’est, mais leur morphologie s’est adaptée à cet effort, leur musculature s’est développée en fonction de lui. Par contre, pousser une brouette sollicite des muscles différents et il est possible que ce mouvement leur soit sinon douloureux, du moins pénible dans un premier temps.

« Demain je vais à Trivandrum, tranche le boss (Valeria), j’achète une brouette et tu verras qu’ils en seront ravis ! »

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Dès le matin du surlendemain la brouette est confiée au chef de travaux qui réunit les coolies et les remplisseurs pour leur présenter l’acquisition.
Balancements de têtes et silences dubitatifs, puis l’expérience débute.
Au bout d’une heure de va et vient, arrive la première réclamation : le travail est complètement désorganisé. Avec la brouette, on a besoin de seulement 2 hommes, un pour la remplir et un pour la pousser et la vider en la renversant. Conclusion, un ouvrier et un coolie n’ont plus de travail. Les hommes étant payés à la journée en fonction de l’offre cela signifie deux empois perdus, d’où un net mécontentement.

« Il faut utiliser la brouette et le seau ! » gronde Valeria.
Balancements de têtes et silences dubitatifs.

Une heure plus tard de nouvelles revendications se font entendre, le pousseur de brouette se plaint d’avoir mal aux mains.

« Qu’il mette des gants ! » vocifère Valeria, toujours persuadée de la pertinence de son initiative.

Deux jours plus tard, un nouveau tas de sable encombre le chemin. De la fenêtre de la chambre, j’observe le ballet des coolies qui transportent le sable… sur leurs têtes. Point de trace de la brouette !
Nous partons à sa recherche et la découvrons à l’arrière de la maison sagement appuyée contre un mur.

Valeria soupire en souriant, momentanément résignée.
Quant à moi, je me garde de tout commentaire.

Au fait, sommes-nous sûrs que l’invention de la roue n’a apporté que de choses positives ?

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