Le train des « lucciole »

Il y a dix ans, elles et moi partagions les mêmes trains: celui du soir, qui arrivait à Bologne vers 21 heures 30, celui du matin, qui en partait à 5 heures.
Je venais passer le weekend dans la ville avec mon amoureux, elles venaient se prostituer.

A partir de Piacenza, à chaque gare, elles gravissaient les marches du wagon de tête, toujours le wagon de tête.
Sur le quai elles étaient seules, mais à l’intérieur du train elles se regroupaient, s’interpelaient joyeusement, riaient.
Des jeunes filles arrachées à l’Afrique, en jean ou salopette avec un petit sac à dos, comme des lycéennes ou des étudiantes.
Grandes ou petites, minces ou dodues, belles ou moins belles.
Au fur et à mesure que le train se rapprochait de Bologne elles enduisaient leurs paupières de fard et leurs lèvres de rouge. Elles ajustaient des perruques sur leurs cheveux crépus, ou relevaient leurs tresses en chignons croulants. Elles troquaient leurs jeans contre des bas résilles tenus par des porte- jarretelles qui dépassaient de minuscules jupes moulantes et leurs tee-shirts bariolés contre des soutiens-gorges ou des guêpières. Elles enfilaient à leurs pieds des sandales à plateaux d’une si vertigineuse hauteur que je pensais toujours qu’ainsi chaussées elles ne pourraient jamais courir pour s’échapper. Elles rangeaient les tennis dans des poches en plastiques qu’elles déposaient dans leurs sacs à dos avec leurs vêtements de jeunes filles.
Au fur à mesure que le train se rapprochait de Bologne leurs conversations devenaient moins joyeuses et quand il s’arrêtait le long du quai elles se séparaient sans un mot, sans un regard.
Puis elles s’engouffraient dans des voitures et les hommes qui les conduisaient les déposaient sur les trottoirs de la ville.
Dans le froid glacial de l’hiver.
Sous la pluie.
Seules.
Livrées à la concupiscence des mâles.
A leur violence.
A leur mépris.

Car dans la riche et bourgeoise Bologne, la ville des universitaires, des avocats et des marchands, nombreux sont les clients qui pour quelques dizaines d’euros viennent vider leurs couilles dans ces corps juvéniles.
Indifférents.
Et si d’aventure quelques remords les effleurent ils les exorciseront à la messe ou en glissant un bulletin de centre gauche dans les urnes.
Ils ne peuvent pourtant pas ignorer les terribles conditions de vie de ces jeunes femmes : achetées à leurs familles, vendues à des souteneurs, violées, brutalisées, enfermées, privées de leurs passeports.
Esclaves.

Le lundi matin je les retrouvais dans le hall de la gare. Fatiguées, vacillantes sur leurs talons démesurés, elles avaient la démarche traînante. Elles fumaient en silence. Parfois l’une d’entre elles poussait un cri de rage, on ne savait contre qui mais je comprenais pourquoi. Les quelques voyageurs italiens qui traversaient le hall les ignoraient. Elles devenaient transparentes. Le jour, le bourgeois ne veut pas voir ce qui la nuit le fait bander.
Nous reprenions le train et dans l’aube délavée, elles enlevaient les perruques et les bas résilles, les guêpières et les sandales à plateaux. Elles remettaient les jeans et les tee-shirts, les tennis et les blousons.
Elles somnolaient.
Téléphonaient.

Puis je les voyais s’éloigner sur le quai pour rejoindre des appartements qu’elles partageaient avec d’autres filles, sous l’étroite surveillance des souteneurs.

Dix ans plus tard, chaque matin les trains reprennent toujours sur les quais les jeunes filles qu’ils y ont laissées la veille. La seule chose qui a changé est la couleur de leur peau. Les nouvelles esclaves viennent désormais de l’ex bloc soviétique.

Il y a quelques jours le gouvernement Berlusconi, soucieux d’être dans les bonnes grâces du vieillard pontifical a présenté un amendement « anti lucciole », qui définit les prostituées comme des sujets socialement et moralement dangereux et qui vise à les pénaliser.
Haro sur les ” puttane” !

S’attaquer aux victimes pour épargner les coupables : les souteneurs mafieux et leurs complices.
Ce sont les clients et les exploiteurs qu’il faut pénaliser.
Ceux sans qui rien de tout cela n’existerait.
Ceux qui, pour tirer un coup, font maintenir des femmes en esclavage.
Ceux à cause de qui perdure l’ignoble, l’inacceptable commerce, celui des corps.

Honte à eux !

à lire chez Le Monolecte

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