Luxe et amertume

De la grande salle du Negresco ce soir-là, je me souviens seulement de l’éclat de l’argenterie, des voilages aux fenêtres, et d’un incessant ballet de vestes blanches.

Autour de la table ronde ornée en son centre d’une luxuriante composition florale, nous sommes quatre : mon mari d’alors, son frère et un ami de celui-ci. C’est un gros homme à la mine sanguine et au verbe haut. Dans son pays il fut ministre. Je le rencontre pour la première fois. Son arrivée m’a été présentée comme un évènement notable, synonyme de coûteuses libations dont il assure entièrement les dépenses grâce à l’ingénieux système des « notes de frais ».
Je n’ai pas encore compris pour quelle société il travaille et d’ailleurs je m’en fiche. Le bonhomme est certes d’un abord sympathique mais, dès le premier coup d’œil, j’ai deviné que nous avions peu en commun.
La discussion qui naît autour de la table confirme cette fugitive impression. Après avoir rivalisé d’esprit avec le sommelier et affiché une connaissance quasi sans faille de divers vins millésimés dont, étant donné ma condition de femme, la carte que je consulte ne mentionne pas les prix, ces messieurs se sont lancés dans une interminable comparaison de restaurants luxueux et de pinards onéreux.
Ils discutent avec aplomb, narrent des anecdotes et rient bruyamment. Moi je déguste en silence de délicieux plats savamment élaborés. Je ne dis rien.
C’est habituel, dans cette période-là de ma vie, je ne parle pas. Quand les situations me pèsent ou m’ennuient, je débranche, je me débranche. Je suis là sans être là.
J’ai une jolie robe, mes lèvres et mes ongles sont soigneusement peints en rouge. Je souris.

Mon verre est constamment rempli de breuvages veloutés dont l’arôme enchante et la saveur  enivre.
J’observe les serveurs empesés et les clients des tables voisines : une famille américaine et un couple d’Italiens âgés dont madame chipote en soupirant tandis que monsieur écluse en silence.

A ma table, la discussion tourne désormais autour de riches relations communes que je ne connais pas plus qu’elles ne m’intéressent mais le vin a fait son effet et je me sens d’humeur légère.
Pas pour longtemps, le Grand Marnier joliment servi dans un godet cristallin qu’on a commandé pour moi peine à prendre place dans mon estomac. Il me semble que le gâteau, une aérienne construction de chocolat fondant et de pâte croustillante, soit fermement opposé à cette arrivée alcoolisée. La fumée des cigares que mes compagnons allument méticuleusement après en avoir vanté les divins mérites achève de déstabiliser mon système gastrique et une discrète mais insistante envie de vomir vient assombrir ma soirée.

Plus tard je constate, fatiguée, nauséeuse et attristée que pour apprécier un cigare cubain haut de gamme il faut du temps !
La salle est désormais vide et je surprends un serveur en train de consulter sa montre. Ayant abandonné toute velléité de suivre la discussion de mes compagnons de tablée, je gigote sur ma chaise en espérant que cet interminable dîner finisse au plus vite.
J’ai le cœur au bord des lèvres et la tête qui tourne. Je me demande ce que je fais là.

Dans un sursaut de lucidité je refuse un second godet de Grand Marnier et pars d’un pas chancelant à la recherche des toilettes.

Quand je reviens de mon escapade la situation a enfin évolué et un serveur dépose l’addition devant l’ex ministre qui s’en empare nonchalamment. Le montant, qu’un rapide et indiscret coup d’œil me permet de découvrir, est exorbitant, plusieurs milliers de francs,  il représente plus des trois quart de mon traitement mensuel.

J’y pense encore en regardant le portier qui, pour un salaire à peine supérieur au coût du dîner, passe ses journées à faire le pied de grue en culotte bouffante et chapeau à plume.
Un amer sentiment d’injustice ajoute encore un peu de bile dans mon estomac, devenu lourd comme une pierre.
Mes escarpins ont sans doute profité de ma longue immobilité pour rétrécir car j’ai les pieds en compote. Ma tête est  lourde et l’envie de régurgiter le dîner sur le macadam se fait pressante.

Mais le coup de grâce est encore à venir.  Il me foudroie quand, dans la voiture qui remonte la Promenade des Anglais, je demande à mon mari pour quelle généreuse société travaille notre ami.

« Ah, tu sais pas ! Il est secrétaire général d’une association internationale d’aide aux lépreux ! »

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