Quand j’étais maîtresse: Alexandre

Quelque part en France, il y a longtemps.

Elle vit avec ses trois enfants, leur père, chômeur-alcoolo-violent l’a partiellement  abandonnée (c’est-à-dire qu’il lui tombe dessus une fois de temps en temps pour lui voler le  peu d’argent qu’elle a, la frapper et la sauter ce qui fait qu’elle est à nouveau enceinte). Elle a 25 ans. Elle passe ses journées à nettoyer le sol du centre commercial voisin (technicienne de surface comme le précise son badge, au cas où quelqu’un se demanderait pourquoi elle a une serpillère à la main du matin au soir). Elle est Capverdienne. Elle maîtrise mal le français. Elle sait à peine lire.
Sa vie est une suite de galères.
Quant à Alexandre, son fils aîné, pour 8 malheureux petits points en trop à son QI, il a raté la  CLIS (classe d’intégration scolaire).
Bon, c’est sûr,  la CLIS  ce n’est pas non plus la panacée, mais au moins c’est une petite  structure, il n’y a pas beaucoup d’élèves, l’enseignant a choisi d’être là, il a reçu une   formation spécifique, il a plus de temps à accorder à chacun, les différents rythmes d’apprentissage sont respectés.
Enfin, c’est toujours pareil, en principe! Parce que dans la pratique les enseignants  spécialisés sont souvent remplacés, au vol et sans filet, par de jeunes collègues débutant dans la carrière.

Faute d’être  admis en CLIS, Alexandre devrait bénéficier de l’assistance du Centre Médico  Psychologique mais celui-ci n’étant pas sur place il est absolument impossible à sa mère de l’y accompagner.

Donc il est au CP, dans ma classe et à part lui donner un peu d’amour (en aurai-je assez ?), je ne peux quasiment rien faire pour lui.
A 6 ans, il est déjà installé dans l’échec comme un vieil habitué au comptoir d’un bistrot. Il  sait se rendre invisible, se faire oublier.
Est-ce pour cela qu’en maternelle on n’a rien remarqué ? N’a-t-il  jamais ouvert la bouche  pour qu’on ne se soit pas rendu compte que son niveau de langage est celui d’un enfant de 3 ans ?
Allez savoir ! Toujours est-il qu’à moi, maîtresse du CP, on n’a rien dit .On a vaguement  signalé dans son livret quelques  difficultés d’élocution, mais visiblement on n’a jamais  envisagé des mesures simples comme le maintien en grande section par exemple.
En maternelle on materne, et  Alexandre, petit poussin frisé, aurait bien eu besoin d’être materné un an encore.

Pourquoi ne l’a-t-on  pas fait ?

Parce qu’il est pauvre, noir et « attardé » ?
Parce que ses parents ne se sont pas battus pour lui ?
Parce que pour sa mère, presque analphabète, l’école est une garderie ?
Parce qu’il a déjà été jugé « irrécupérable » et qu’on n’a même pas besoin de le dire, c’est  tacite « Celui -là,  de  toute  manière…À quoi  bon  se  casser  la  tête ? »

Quelle triste et misérable école, incapable de protéger et d’aider les plus faibles !
C’est bien justement parce que sa vie est et sera dure qu’il aurait fallu à Alexandre, au moins  là, sous la bannière de la république française -terre -d’accueil,  trouver un peu de  compassion !
Et bien c’est  raté !
Il y a quelques semaines, Alexandre a arrêté de déjeuner à la cantine. Après enquête, j’ai  découvert qu’il ne mangeait pas du tout, il n’y avait plus un sou à la maison.
J’ai couru au bureau d’aide sociale, les frais de restaurant scolaire ont été pris en charge.  Ouf !
J’ai contacté l’assistante sociale, dépassée, débordée, enfouie sous ses dossiers. «Il faut suivre  la  procédure, machin  patin  couffin … »
Finalement j’ai placé la mère d’Alexandre sous la protection de sa voisine, la maman de Michael qui, elle, commence à sortir de l’enfer.

Répondre à Hubert Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

10 commentaires sur “Quand j’étais maîtresse: Alexandre”