Quand j’étais maîtresse: Clara (3)

Et puis les semaines se sont écoulées. J’ai veillé sur Clara. Sa mère est revenue plusieurs fois pour parler avec moi, la démarche titubante et la parole embarrassée mais plus détendue. Il me semblait que, peu à peu, je gagnais sa confiance. Elle m’a expliqué les difficultés financières qui faisaient que les séances d’orthophonie étaient toujours repoussées.

Parfois Clara va mieux, parfois elle va encore plus mal.
Couchée sous sa  table, roulée en boule dans un coin de la cour…
Enfant objet elle est la victime naturelle et souvent consentante des autres. C’est toujours  elle que l’on porte, que l’on traîne, que l’on pousse, que l’on rudoie, c’est d’elle dont  on rit, c’est elle que l’on accuse de toutes les exactions : voler, abîmer, salir…
Parfois elle se révolte, elle mord, sauvagement, puis se recroqueville, dure, dense,  nouée, et ne  bouge  plus.
Je l’ai défendue, protégée.
J’ai expliqué qu’il ne faut jamais s’acharner sur les plus faibles, que chacun a ses  problèmes, ses différences et qu’il faut apprendre à vivre ensemble.
J’ai parlé de solidarité.
Ils étaient impressionnés.
Je l’ai écrit en gros sur le tableau : SOLIDARITE.
Alors tout le monde a eu quelque chose à raconter.
Quelque chose de gentil, quelque chose de grand.
Ils étaient fiers d’eux-mêmes.
On aurait dit des anges.
Ils ont dessiné leurs bonnes actions, certains les ont écrites, je les ai tous félicités.
Ce fut un beau moment  d’émotion.
Puis ils ont oublié.
Enfin, pas complètement, il faut toujours que j’exagère…
Ils font un peu plus attention qu’avant, ils essayent. Ils se méfient aussi, ils savent que j’ai  pris Clara sous mon aile, maîtresse-poule !
Elle aussi l’a compris, souvent elle se blottit contre moi et elle parle, elle parle, elle parle.

Un jour, comme ça, mine de rien, elle m’a raconté une histoire embrouillée, encore  plus embrouillée que d’habitude, elle parlait d’une brosse avec laquelle papa lui avait fait mal là, tu vois là, elle insistait en désignant son pubis.
J’en ai eu des sueurs froides.
Pour ne pas l’effaroucher, j’ai dit, d’un ton presque léger: « Excuse-moi ma puce, je ne t’écoutais pas, qu’est-ce qu’il a fait papa ? »
Un peu agacée par ma feinte indifférence elle a répété : la brosse, la douleur. Puis vite elle a parlé d’autre chose, de la maman chien qui allait avoir des bébés.
Je ne suis ni médecin ni psychologue mais à c’est à moi, la maîtresse, que Clara faisait cette terrible confidence. Je ne voulais ni dramatiser, ni diminuer l’importance de ce qu’elle m’avait raconté. Mais comme elle avait changé de sujet, j’ai décidé de ne pas insister, j’ai pris sa petite main fluette dans la mienne et l’ai caressée.

Dès que la cloche a sonné la fin des cours je me suis précipitée dans la classe du directeur et je lui ai raconté ce que Clara m’avait dit. Il s’est gratté le crâne, faisant voler ses pellicules. Il a soupiré.
« – Vous êtes  sûre ?
– De ce que j’ai entendu oui ! Mais pas plus. C’est difficile de comprendre Clara. Je ce que je sais par contre c’est qu’elle va très mal. Dans le doute, il n’y a pas à hésiter, Il faut appeler le psy. Il n’est pas question de rester sans rien faire. Et si le psychologue confirme on alerte les services sociaux. »

Il a encore soupiré et dit qu’il s’en occuperait le lendemain.

Mais moi je ne pouvais pas attendre. Le soir même, j’ai téléphoné au psychologue, chez lui.
Le lendemain matin il est venu à l’école avec le  médecin.
C’était pendant la récréation, nous avons longuement espionné Clara puis discuté. Je leur ai fait part de tout ce qui m’inquiétait, depuis le début, dans son comportement.
Puis il ont passé une partie de la matinée avec elle. Elle jubilait. Elle a dessiné, elle  a chanté, elle a ri, elle a parlé, parlé, parlé, de papa, de  maman, du chien et des  bébés chiens qui allaient naître, de son frère et de sa sœur, du copain de papa  qui  s’appelle Marco, de tout, sauf de l’épisode de la brosse. Ils  avaient  les  oreilles en  compote et les méninges en ébullition.
Elle n’est tombée dans aucun piège et le médecin qui l’a auscultée n’a pas trouvé de traces de coups.
Il fallait quand même prendre une décision et aucune ne pouvait être anodine.
La pire pouvant entrainer l’accusation du père la moindre étant de considérer que l’enfant affabulait.
Mais il fallait faire quelque chose, même une invention est un symptôme  préoccupant.
Finalement nous avons opté pour une solution intermédiaire, raisonnable.
Le psychologue a convoqué les parents et le directeur a averti l’assistance sociale du quartier.
Les parents ont été convaincus d’entreprendre une thérapie familiale.
Depuis Clara et ses parents sont suivis.
Mais il faut beaucoup de temps pour les progrès soient notables.

La cloche sonne, c’est l’heure de la récréation. Les enfants s’égaient dans la cour, Naïma et Laura s’éloignent en sautillant, main dans la main. Clara est restée dans la classe avec moi, elle me suit pas à pas en mangeant son goûter, elle me parle de Douce et de ses bébés.

C’était il y a longtemps. L’année suivante Clara est passée au CE1, moi je suis restée au CP. Peu à peu, dans la cour, je l’ai vue changer, être plus joyeuse, jouer avec les autres enfants. Elle est devenue une bonne élève.
Et puis un soir, après la classe, sa mère est venue me voir. Elle était légèrement maquillée, elle souriait et sa parole était claire. Elle m’a dit que son mari avait trouvé du travail et qu’elle, elle allait mieux.

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