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Une journée avec Sasikala (suite)

Un donateur italien souhaitant financer la construction d’un dispensaire – dans un endroit où il sera vraiment utile, a-t-il précisé- nous accompagnons Valeria chez un propriétaire terrien qui est disposé à vendre un terrain. L’homme habite une grande demeure pratiquement vide en compagnie de sa femme et d’une servante. Nous découvrons qu’il n’est pas seulement « disposé à vendre », mais très intéressé par la transaction. Depuis le tsunami sa femme est diabétique, le traitement médical est très coûteux et il n’a pas suffisamment de liquidité pour faire face aux dépenses. Mais il a un problème, étant lui-même de caste élevée il ne peut vendre son terrain qu’à un acheteur de sa propre caste, à l’Etat, ou éventuellement, à une association. Aucun acheteur « convenable » ne s’étant présenté, il s’est rabattu sur Namaste, à qui il a fait une proposition. Sa situation financière étant en passe de devenir critique, il a considérablement réduit ses prétentions est le terrain est abordable. Par contre sa situation n’est pas exceptionnelle, l’accès n’est pas facile et il est loin des quartiers pauvres.
Rama mène la négociation en essayant de faire encore baisser le prix. Papotages interminables. Tout est lent, compliqué. Nous quittons l’homme sans qu’aucune décision n’ait été prise et partons visiter le tout nouveau lotissement en dur réservé aux intouchables que Namaste à aider construire.

L’organisation sociale indienne, reposant sur le système des castes, est d’une complication totale.
Les principes fondamentaux sur lesquels repose la Constitution sont l’interdiction de toute discrimination dont celle fondée sur la caste, l’abolition de l’intouchabilité et l’égalité des citoyens. Mais le principe de non discrimination n’empêche pas le gouvernement de prendre des mesures spéciales en faveur des Scheduled Castes (castes répertoriées et anciennes « depressed community »), des Scheduled Tribes (Tribus répertoriées), et des « groupes socialement et économiquement arriérés » (Socially and Educationally Backward Classes), classifications héritées des Anglais. En bref bien que le principe d’intouchabilité soit aboli il existe toujours dans les faits, mais c’est encore plus compliqué que ça : les basses castes et les convertis au christianisme ou à l’Islam, qui n’ont pas bénéficié des aides du gouvernement ont grossi le nombre des pauvres et de plus s’estiment lésés. D’où d’inévitables tensions entre les groupes.

Par exemple, dans ce village du Tamil Nadu, le nouveau lotissement profite à un groupe, une sous-caste d’intouchables, des Parayans (caste d'ouvriers agricoles associés à la pratique de la magie noire). Un autre groupe, une autre sous-caste, des Ilavans (castes de saigneurs de cocotiers), a grand besoin d’être relogé, mais, problème, il est hors de question que les deux communautés soient voisines. Solidarité zéro.
Il me vient à penser que même le plus humble, le plus humilié des êtres humains est toujours prêt, dans la minute, dans la seconde et pour une vie entière à dominer son prochain, à le malmener, à l’écraser.
Normal, on applique à autrui le traitement que l’on a soit même subi. Des générations entières d’enfants nés et élevés dans la guerre, dans la soumission, dans des régimes odieux d’occupation de leurs territoires, dans des camps de réfugiés deviennent et deviendront des guerriers, des kamikazes, ceux qu’on appelle les terroristes. La haine appelle la haine.

Pour l’heure dans le lotissement, point de haine, mais de sourires de contentement. Les maisons sont terminées depuis une semaine mais les habitants sont toujours dans leurs huttes de palme, le mage consulté en a décidé aussi, les auspices ne sont pas favorables. Donc, au lieu de se précipiter avec joie dans les maisonnettes, les Parayans attendent. Seules deux familles ont déménagé, mais, nous explique-t-on, les femmes cuisinent dehors, car c’est au niveau de la bouffe que ça coince.

Le maire du village ayant in extremis annulé le rendez-vous qu’il avait avec Valeria pour régler une sombre histoire de ligne électrique qu’il refuse de fournir gratuitement (alors que la loi l’y oblige) au lotissement des Parayans, nous repartons vers Vellanad.

Dans Macaroni l’ambiance est au beau fixe et Sasikala plaisante avec Rama. Nous faisons halte chez ce dernier. Avant de travailler pour Namaste Rama fabriquait des casseroles à vapeur pour la cuisson du riz. Sa petite fabrique a périclité et sa maison est encombrée de ses créations. Il y en a partout. Et non, il ne veut pas les vendre. Chacun son truc.

Au fur à mesure que nous nous rapprochons de Vellanad la joie se fait moins vive dans les yeux de Sasikala. Un infime voile de tristesse se répand sur son visage. Cette infinie angoisse, discrète et insurmontable, je la déchiffre sans peine. Je la reconnais, elle est gravée dans ma mémoire. C’est la peur de l’homme. De celui qui attend pour frapper, pour injurier, pour reprendre violemment ce qu’il estime être son droit. De celui contre lequel elle est impuissante. De celui dont moi, femme occidentale mieux armée, j’ai pu me défaire après des années de lutte.

Combien d’abrutis à travers le monde, violents et possessifs, humilient-ils et violentent-ils leurs épouses, leurs compagnes sans défense livrées à leurs délires inhumains ? Des millions, des milliards.
Je ressens la peine de Sasikala, je la vis, je la partage.

Il est tard, la nuit est tombée et nous l’accompagnons chez elle pour que le mari sache et comprenne bien qu’elle était avec nous, dans le cadre de son travail et que ce soir il doit remiser sa colère et sa frustration.

Demain nous quitterons Vellanad. Je serre Sasikala dans mes bras pour lui dire que je l’aime, que je penserai à elle, souvent, que je la comprends, que sa douleur est mienne.

India, le 25 aout 2006

(... à suivre)

Rama et sa famille

Sasikala et ses enfants

Vidéo: Les enfants de Namaste - Photos: Namaste: Les Photos
Site Web : www.namaste-adozioni.org
   
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Claudine Tissier & Fabio Campo