2. La Birmanie, clouée dans le passé

«(…) Le prestige réel, en Birmanie (et sa réalité s’impose) n’est pas détenu par le millionnaire, mais par le moine qui vit volontairement dans la pauvreté absolue.

(…) La Birmanie peut éviter de traverser cette phase redoutable du développement de la race humaine qui a été déclenchée en Occident par la révolution industrielle. Il peut suffire à son bonheur de vivre avec ses ressourcées actuelles, qui lui assurent amplement le nécessaire (…) J’affirme ici ma conviction sincère que le paysan birman qui travaille son bien personnel a une vie plus riche et plus heureuse et qu’il réalise un type humain beaucoup plus réussi que l’ouvrier d’usine ou l’employé de bureau occidental. (…)
Quand aux conditions matérielles sur lesquelles peut s’édifier l’avenir de la Birmanie, elles sont de premier ordre. Le pays est remarquablement fertile et raisonnablement peuplé, ce qui revient à dire qu’on peut y produire sans grand effort de quoi nourrir tout le monde. Même dans l’état de désordre tragique où se trouve actuellement la Birmanie, elle peut exporter annuellement plusieurs milliers de tonnes de riz. (…)
Il faudrait maintenant que les Birmans règlent leurs différends, qu’ils cessent de se laisser intoxiquer par des formules politiques toutes faites et d’ergoter sur des points de doctrine, tandis qu’insidieusement s’accomplit le démembrement de leur pays. Si on arrive à ce résultat (mais rien ne l’indique pour le moment), ce qui importera avant tout sera d’éviter comme la peste toute alliance ce qui risquerait de conduire le pays à l’écrasement, pris entre l’orient et l’Occident comme entre les meules d’un moulin. Ensuite, il sera nécessaire de procéder à ces réformes agraires que la justice exige et au sujet desquelles tous les partis politiques semblent être d’accord. Par dessus-tout, il ne faut pas pas que toutes ces fantaisies inutiles dont le clinquant remplit les pages publicitaires des périodiques américains deviennent un besoin. Il n’y a pas de raison d’introduire en Birmanie l’usage de biens superflus, dont les Birmans n’ont jamais fait un élément fondamental de leur manière de vivre, mais qui en vaut bien une autre.
Voici le plan d’un royaume d’utopie.  »
C’est ainsi qu’en 1951, Norman Lewis concluait « Terre d’Or » ( Golden Earth, Travels in Burma), le récit d’un voyage effectué en Birmanie la même année.

J’ai eu la chance de lire “Terre d’or” durant notre voyage. Il ponctué mes journées, j’ai aimé la curiosité de son auteur, sa tendresse pour celles et ceux qu’il rencontre au gré de ses pérégrinations, son ironie, la justesse de ses observations et de ses analyses.

Coïncidence, il a séjourné à Mandalay le 3 mars 1951, exactement 61 ans avant moi et si la ville qu’il décrit a changé, s’est modernisée, dans les campagnes environnantes, le temps semble s’être figé.

Lorsque Norman Lewis écrit les lignes que je cite, la Birmanie s’est libérée de l’emprise britannique, le héros de l’indépendance, le général Aung San, père d’Aung San Suu Kyi, fondateur de Ligue antifasciste pour la liberté du peuple (AFPFL), rassemblement de divers partis politiques, a été assassiné en 1947. AFPFL est au pouvoir, les communistes ont déjà claqué la porte et mènent des actions guerrières. Le gouvernement doit aussi faire face à de nombreuses révoltes ethniques, Karens séparatistes, Kachins, Shans, Pa-O et, après que le bouddhisme ait été déclaré religion officielle d’Etat, chrétiens de l’armée de Dieu et moudjahidines de l’Arakan.


Pour compléter un tableau déjà sombre, le gouvernement doit de plus résister aux attaques des troupes du Kuomintang établies dans le nord du pays après la prise du pouvoir des communistes en Chine.

Malgré ces innombrables difficultés le la Ligue antifasciste pour la liberté du peuple mène pendant quelques années une politique nationaliste basée sur l’unité et le consensus, renforçant la démocratie parlementaire, encourageant une économie mixte et maintenant sa neutralité sur le plan international.

En somme, ce que Norman Lewis souhaitait pour le pays.

Malheureusement, le 2 mars 1962, le coup d’état du général Ne Win met fin à la démocratie. Les dirigeants de l’AFPFL et des minorités ethniques sont emprisonnés, un parti unique, le parti du programme socialiste birman de Ne Win et sa clique est imposé. Le pays sombre dans la dictature, tenue d’une main de fer d’abord par Ne Win, puis par une junte militaire.

Les minorités ethniques sont sauvagement réprimées, alors que le budget de l’armée explose les réformes sociales sont stoppées, la réforme agraire bâclée, le travail forcé imposé dans tout le pays, la liberté d’expression disparaît ainsi que toute notion relative aux droits de l’être humain.

L’oligarchie s’empiffre, notamment grâce à l’opium, la corruption gangrène la société, les trafics se multiplient et la misère s’étend dans tout le pays.

Quand elles ne détournent pas les yeux, les puissances occidentales boycottent économiquement la Birmanie, ce qui a pour effet immédiat de jeter des milliers personnes supplémentaires dans la misère ou, pour de vils intérêts économiques, engraissent la junte au pouvoir. La France, afin de favoriser l’installation de Total dans le nord du pays, se compromettra gravement avec le gouvernement. Quant à la firme, elle contraindra sans état d’âme des populations au travail forcé.

Même si, depuis un an, le nouveau gouvernement multiplie les signes d’ouverture, il reste que le pays a pris un retard économique énorme, que l’agriculture est archaïque, que les infrastructures sont en piteux état, que l’énergie manque, que le système scolaire est déficient, de nombreuses universités, fermées sur un caprice des généraux n’ont jamais rouvert, que la répression des ethnies continue et que le taux de mortalité infantile est de 47%.

Aujourd’hui, cette population, clouée dans le temps, espionnée, bafouée, martyrisée espère enfin le changement. Aung San Suu Kyi, libérée, participera aux élections d’avril 2012.

Les Birmans aspirent à la liberté, il y a si longtemps qu’ils attendent. Mais rien n’est encore joué et il me semble que le gouvernement, utilisant la renommée mondiale du prix Nobel de la Paix, aimerait mettre en place un système économique ouvert aux échanges internationaux. Un genre de dictature libérale, modèle chinois.

La Birmanie est riche en minerais, pétrole, pierres précieuses, sa terre est fertile et je m’interroge sur le but de la récente visite d’ Hilary Clinton, toute guillerette, les firmes américaines dans son sac à main.

Je pense aux paysans indiens qui cultivent péniblement leur terre, dont les maisons n’ont pas de toilettes, que Monsanto étrangle mais qui, ô signe des temps, ont tous un téléphone portable.

Pour le peuple birman, mieux vaudrait le royaume d’utopie de Norman Lewis. Puisse-t-il voir le jour !

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