Vieillir

Parfois d’un poème il ne reste qu’un vers. On a oublié les autres mais celui-ci s’est accroché à la mémoire.
Il surgit à l’improviste, s’installe dans les pensées. Coupé de son contexte il prend le sens qu’on lui attribue, devient l’écho de préoccupations, de tourments ou de joies intimes.

« La chair est triste, hélas! Et j’ai lu tous les livres. » m’a longtemps taraudée.
J’y voyais, à tort par rapport à l’intention de Mallarmé qui a écrit le poème « Brise Marine » dans sa jeunesse, un désenchantement apporté par les ans.
Dans mon esprit encore jeune, avide de sensations et de découvertes, ce vers symbolisait la vieillesse.
Il m’obsédait et m’effrayait.
Perdait-on en vieillissant le goût de la vie ?

Je pensais à ma grand-mère ronchonne vêtue de gris. A ses lamentations, à ses saillies acides.

Puis les années se sont accumulées et le vers de Mallarmé a cessé de me hanter.

Comme j’ai aimé être enfant, j’aime vieillir.
Entre les deux, le parcours fut agité, irrégulier, compliqué. Je me suis perdue, longtemps cherchée et enfin retrouvée alors que de fines rides prenaient possession de mon visage.
Ma peau est le parchemin de ma vie.

Mes enfants sont adultes et même s’ils sont toujours au cœur de mes pensées ils n’en sont plus l’unique objet. Ils font leur vie et je fais la mienne.
J’ai adoré les regarder grandir, se transformer, devenir qui ils sont.
J’ai contemplé le monde autour de moi et l’ai vu changer d’année en année. J’aime le recul que donne l’âge.

Et surtout j’ai des souvenirs, une infinité de souvenirs. Je peux à tout instant piocher dans ma mémoire, au hasard, comme dans un jeu de cartes, pour en extraire une pépite de bonheur.
Des rires, des frissons, des baisers, des câlins, des senteurs, des saveurs, des discussions, des aubes joyeuses, des notes de musique, des regards fulgurants, des promenades sous les étoiles, des visages amis qui me sourient, le léger poids d’un bébé contre mon sein.

Parfois je choisis de délaisser les souvenirs heureux pour me rapprocher des zones sombres de ma mémoire. J’avance doucement, prudemment, vers les réminiscences des souffrances.
J’avais, afin de me protéger, voulu  laisser s’enfouir dans l’oubli des pans entiers de ma vie.
Je sais désormais qu’il me faut les retrouver.
Parce qu’ils  appartiennent à mon histoire et qu’ils ont entrainé dans leur bannissement les beaux moments qui leur étaient liés.

La chair ne m’est pas triste et il me reste une extraordinaire quantité de livres à lire, de voyages à faire, d’amis à rencontrer.

Délivrée des caprices hormonaux mon humeur est plus douce, plus sereine. Les années ont poli mes exigences égoïstes, mes emballements tempétueux, mes certitudes péremptoires. J’ai appris le doute et la patience. D’avoir beaucoup lu, regardé, écouté, réfléchi je suis moins sotte aussi. C’est agréable d’avoir un peu de culture !

Et j’ai retrouvé en moi, vivace, espiègle, curieuse, la fillette que je fus. Elle me sourit et me dit : « C’est bien, tu ne me trahis pas, je suis contente !».

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