Varanasi : les vivants et les morts (2)

Marcher sur les ghats et penser à Venise, les quais, les larges escaliers qui mènent aux embarcadères des gondoles, en face, la Giudecca.

Mais alors que la cité des doges, ayant depuis longtemps renoncé à sa vocation de ville marchande, se meurt, s’enfonce dans la lagune, se vide de ses habitants au profit de hordes de touristes, Varanasi, dédiée à la mort, explose de vie et le commerce y est florissant.

Chaque jour, les pèlerins hindous affluent sur les ghats. Ils viennent de toute l’Inde, des villes et des campagnes pour se purifier dans les eaux du fleuve sacré.

Les bateliers nous hèlent : « Boat ! Boat! Good price for you! »

Ils sont innombrables, assis sur les marches, à proposer aux touristes une balade en barque. Les plus prisées sont celles de l’aube pour contempler le lever du soleil sur la ville et photographier les fidèles qui prennent leur bain matinal et celles du soir, quand la multitude de bougies des pujas illumine les quais.

N’ayant pas encore décidé de faire la promenade, nous déclinons une après l’autre les offres des bateliers et continuons à marcher. Chaque ghat à sa particularité. Sur celui-ci on étend le linge, cet autre, à l’odeur, est réservé aux besoins naturels.

Echange de sourires avec une jeune fille. Elle demande à Fabio de la photographier avec sa famille.

Ébauche de conversation:

“Where do you come from?”

Son anglais est hésitant. Elle est venue à Varanasi avec ses frères et sa sœur.

« Bye, bye ! »

Plus loin nous les retrouvons. Ils viennent de s’installer dans un bateau. Pas une barque pour les touristes occidentaux, un sommaire bateau à moteur destiné aux pèlerins.

De la main, la jeune fille nous fait signe de les rejoindre. Nous gagnons le bord boueux du fleuve.

« We can come ? »

« Yes ! Yes ! Please ! »

Nous prenons place au milieu des fidèles. On nous accueille en souriant, on se serre pour nous laisser de la place. Sur le bateau, nous sommes une vingtaine, des couples âgés, des familles. Les hommes sont en dhoti et ils portent des colliers sur leurs poitrines nues.

On entasse encore quelques passagers et nous voilà partis. Le pilote du bateau fait aussi office de guide. C’est-à-dire qu’il signale en hindi les lieux les plus importants et les rites à accomplir. Le premier consiste à prendre de l’eau dans sa main, à se la verser sur la tête, puis sur le corps, à en boire quelques gouttes et à arroser ses voisins.

Eclats de rire !

Nous sacrifions au rituel, sans pour autant avaler la moindre goutte. L’absolue pureté des eaux du Gange ne les prévient ni de la saleté, ni de la pollution qui se répandent en énormes taches brunes à la surface du fleuve.

Le bateau longe la rive, le pilote signale quelques lieux importants. Nous arrivons au ghat des incinérations. Des piles de bois attendent les corps à brûler. Des corps de riches. Le bois est onéreux. Une incinération dans les règles de l’art coûte très cher. Les autres grilleront dans l’incinérateur électrique. Le principal c’est que ce soit à Varanasi, car ainsi, le mort ne sera pas condamné à la réincarnation, il ne devra pas, une fois encore, souffrir dans une enveloppe de chair et son esprit, délivré, pourra accéder au nirvana.

Le bateau s’arrête devant un petit temple. Plusieurs passagers descendent et s’avancent dans l’eau. La joie se lit sur leurs visages.

Ils s’accroupissent avec délices dans le fleuve, s’éclaboussent en riant. Ceux qui sont restés sur le bateau commentent et plaisantent.

Nous repartons en direction de l’autre rive pour un second bain. L’atmosphère est chaleureuse, enjouée. Les passagers discutent entre eux. Je leur demande si je peux les photographier, seuls ou en couple. Tous acceptent. Ils posent, dignement.

« Mister and Misis » me dit un charmant monsieur en me désignant son épouse.

Le bateau s’arrête à quelques mètres du bord. Les plus pressés ne prennent pas le temps de descendre, ils se jettent du bord, d’autres les applaudissent.

Les hommes sont plus hardis, ils avancent résolument dans l’eau puis retournent vers le bord et, les tenant par la main, accompagnent leurs femmes, les saris trempés collés aux corps.

Et c’est à chaque fois le même rituel. Prendre de l’eau dans la main, s’asperger, en boire quelques gouttes puis se boucher le nez et s’immerger totalement plusieurs fois.

 

Des femmes se tiennent par la main pour se donner du courage avant de mettre la tête dans l’eau. Elles comptent « Ek, do, tiin ! ».

Tous nous encouragent à nous baigner. « Come, come ! »

Non, vraiment non, nos fragiles organismes occidentaux ne nous permettent pas la baignade totale. L’eau est trop trouble,  mêlée de cendres et de crasse.

Tout juste pouvons-nous tremper nos pieds et nos mollets. L’eau est tiède, le fond visqueux. Mais c’est tellement extraordinaire d’être là, emportés par cet élan de bonheur collectif.

Avant, les passagers du bateau ne se connaissaient pas, désormais, ils ont en commun un rite unique et merveilleux : le bain dans le Gange, la purification. Il y a des années qu’ils en rêvaient. Ils ont économisé pour s’offrir ce voyage. C’est le plus beau jour de leur vie.

De spectateurs étrangers, nous sommes, pour quelques instants et pour toujours, devenus membres de ce groupe de pèlerins.

C’est émouvant. Ils nous ont acceptés parmi eux sans préjugés ni prosélytisme. Entre humains, tout simplement.

Alors, quand le bateau repart, emportée par cette communion inattendue,  je me lève et leur déclare que nous avons été heureux de partager ce moment avec eux « Namaste ! ».

Ils dodelinent de la tête en souriant « Namaste ! »

J’aurais aussi voulu leur dire mais ils ne comprennent pas suffisamment l’anglais, que je ne les oublierai pas : ni la femme en sari jaune assise fièrement à la proue du bateau, ni les couples âgés qui se tiennent tendrement par la main, ni la jeune fille qui nous a proposé la balade en bateau, ni la vieille dame qui me tend gentiment son peigne pour mettre de l’ordre dans mes cheveux.

Namaste !

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