5. Guna

Gandhi Nagar, Chennai le 20 juillet 2010

6h45, nous parcourons les ruelles du slum à la recherche de la maison de Guna. Devant leurs portes les femmes cuisinent ou lavent la vaisselle et le linge. Les enfants jouent dehors, zigzaguant entre les flaques de boue.

Les Indiens sont très matinaux, surtout les femmes qui, dès l’aube – et parfois même avant-   doivent préparer les deux premiers repas de la journée : d’abord un petit déjeuner consistant, galettes de riz (dosa) ou puri (beignets de pâte), légumes masala, puis le déjeuner, que les enfants emporteront à l’école, riz, assortiment de légumes, soupe, chappattis. Lorsque les parents travaillent, ils emportent eux aussi leurs gamelles. La préparation des plats est longue et compliquée. Tous les aliments sont finement coupés car ils seront mangés avec les doigts sans le secours de couverts (utilisés seulement dans les couches les plus occidentalisées de la société indienne). Chaque matin, les femmes doivent donc hacher menu, faire revenir dans l’huile, ajouter de multiples épices et de la noix de coco fraîchement râpée, laisser mijoter, surveiller la cuisson du riz, pétrir la pâte des dosas et des chappattis, étaler, faire cuire les galettes sur une plaque brûlante ou  frire les puris.

Deux heures de travail pour commencer la journée et, pour les femmes pauvres, dans des conditions particulièrement pénibles : assises ou accroupies sur le sol, utilisant de vieilles casseroles sans poignée qu’elles posent en équilibre instable sur un feu de bois. Feu de bois qu’il a fallu auparavant allumer avec des branches glanées ici et là.  Avant, elles ont dû se rendre à la fontaine pour remplir leurs amphores et les rapporter, droites et le pied sûr, l’une sur la tête et une autre sur la hanche, maintenue par un bras arrondi.
A peine réveillées, munies d’un petit récipient d’eau, elles sont allées déféquer au bord de la rivière, à croupetons, les pieds enfoncés dans une boue putride, le sari remonté autour la taille. Autant les hommes s’accroupissent sans vergogne les fesses à l’air quasiment n’importe où  et à toute heure du jour, autant les femmes sont pudiques. Elles font leurs besoins naturels le matin, loin des regards indiscrets.
Puis, avant de cuisiner, elles se sont lavées, puisant l’eau dans un seau. L’hygiène corporelle est essentielle pour les Indiens. Ils procèdent à de complètes ablutions deux fois par jour et lavent quotidiennement leurs vêtements. Même dans les slums.

Quand nous arrivons chez Guna, son mari, surpris, nous annonce qu’elle n’est pas là. Il semble qu’à la suite d’un coup de fil d’Albert, qui n’a pas bien saisi le programme, elle soit allée nous chercher à notre hôtel ! Levée depuis des heures, elle a déjà cuisiné, donné le petit déjeuner à ses  filles et préparé à chacune  son petit container pour le repas de midi. Les fillettes sont ravies de notre visite et, heureusement, comme Olivier parle tamil, nous pouvons discuter avec elles.

La masure de Guna, murs en torchis et toit de palme, est insalubre, sombre. La faible ampoule qui pendouille au plafond ne suffit pas à éclairer la petite pièce où vit la famille: un coin cuisine, un coin destiné aux repas et au sommeil. Le sol est en ciment noirci par le temps et la fumée. Deux chaises en plastique mais ni table ni lit. On mange assis en tailleur, on dort à même le sol. Pour étudier, les fillettes posent livres et cahiers sur leurs genoux. Pourtant je n’utiliserais pas le mot « taudis » qui évoque  la saleté, le désordre, une impossibilité ou un renoncement, pas au confort bien sûr, nous en sommes loin, mais à la dignité d’avoir un chez-soi. L’intérieur de la maison est aussi propre que possible, les casseroles sont bien rangées, les quelques vêtements pliés sur des étagères ou accrochés à des clous et des fresques décorent les murs. (J’apprends plus tard que la phrase en tamoul qui orne le mur principal est extraite de la bible. Née hindoue, la famille de Guna s’est récemment convertie au catholicisme – comme Bhevani, tiens tiens…- et affiche sa foi sur ses parois)

Mais ce qui m’épate le plus, que j’admire, c’est le soin accordé aux fillettes. Leurs uniformes sont impeccables,  pour les deux grandes ( 11 et 9 ans) de jolies tresses remontées au-dessus des oreilles encadrent des minois fraîchement lavés.  Les deux plus petites (7 et 5 ans) ont le crane rasé et recouvert de  talc. Sous la fine poudre, on aperçoit des boutons :  poux ou  maladie de peau. Tous les efforts de Guna ne peuvent conjurer l’insalubrité du lieu, si proche du fleuve puant, cerné de monceaux d’ordures envahis par les rats et autres bestioles repoussantes et où microbes et bactéries se multiplient allègrement.

Les fillettes sont joyeuses, vives et leurs yeux pétillent d’intelligence. L’ainée va à l’école publique mais ses sœurs fréquentent l’English Medium School, comme les enfants des classes moyennes et supérieures. Les effectifs sont moins nombreux et l’enseignement, en anglais, nettement plus soigné que dans les  écoles du gouvernement.

Finalement Guna arrive! Pendant qu’elle prépare le café, nous discutons avec elle. La masure lui appartient et elle en est très fière. Sa principale ambition est de permettre à ses filles de sortir du slum. Elle, elle y a toujours vécu.
Un petit dessin sur le mur attire mon attention, un visage de femme stylisé, des larmes. C’est son mari qui l’a fait, un jour où elle pleurait. Une dispute. Quand vivre au quotidien est aussi difficile, comment ne pas craquer?

8h20, c’est parti pour la journée de travail!
Guna et ses filles sortent de la maison pour rejoindre l’auto-rickshaw dans lequel s’entassent environ douze bambins. Chaque jour, Guna et certaines de ses collègues assurent le ramassage scolaire des enfants du slum.

Afin de  suivre Guna, nous nous installons dans le véhicule de Bhevani. Sur le trajet, elle cale sans arrêt, panique et appelle son amie au secours « Guna! Guna! ». Un autre auto-rickshaw s’arrête à sa hauteur, le conducteur lui explique comment faire. Elle nous dit que les relations avec les hommes du métier sont bonnes, la preuve!
Devant l’école, Guna et Bhevani alignent les enfants, vérifient les cartables, rattachent quelques tresses puis les accompagnent jusqu’au portail.

L’heure est venue de nous dire au revoir, les jeunes femmes vont maintenant sillonner les rues pour trouver des passagers.
Nous nous saluons devant un dernier café, puis les regardons s’éloigner. Guna devant, sûre d’elle, Bhevani la suivant, crispée sur son guidon.

Touchée par leur courage, leur disponibilité, cette force inouïe avec laquelle elles affrontent un destin ingrat, je suis émue de les voir partir, ou plutôt, je le suis de les avoir rencontrées.

Guna, Bhavani, Devi, merci!

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