Vendredi, le couscous de Saltana

Ce matin, comme tous les vendredis, Saltana a préparé le couscous.
Un long travail.
Quand il a été prêt elle a fait trois plats : un pour les femmes, un pour les hommes et un qu’elle a apporté à Ada et Beppe, ses voisins âgés. Mohamed l’a accompagnée car Saltana a encore des problèmes avec l’italien.
Elle, elle parle berbère.

Depuis sept ans elle habite à Bologne. En 2002, après plus de vingt années de séparation, elle a rejoint Mohamed, épousé au bled lorsqu’elle était encore adolescente.

Elle l’a d’abord suivi à Casablanca. Puis il est parti pour l’Italie et elle l’a attendu.
Il lui revenait tous les deux ans, quand l’enfant qu’ils avaient conçu l’été précédent commençait à marcher.
Et que les autres grandissaient.
Un fils, deux filles puis encore deux fils.

Quand il a eu 16 ans le grand est parti en Italie vivre avec son père.

Et puis un jour, comme ça, alors qu’elle n’y croyait plus, alors qu’elle avait organisé sa vie autour de l’absence, est arrivée l’autorisation d’aller vivre en Italie, avec les enfants, tous ensemble, en famille.
Elle a quitté sa maison, son quartier, ses voisins et ses amies, le vent dans les feuilles des palmiers, le sable et la lumière.
Elle a traversé l’Espagne, puis la France, à l’arrière d’une Opel Astra bondée. Elle ne savait pas où elle allait mais elle voulait croire que c’était vers le bonheur.

Du bonheur il y en a eu mais du malheur aussi, le pire des malheurs.
Le plus jeune des fils s’est noyé dans le fleuve, devant leurs yeux, un dimanche d’été.

Et la vie qui continue. Les filles se marient. L’Italie est ce qu’elle est et on ne peut rien y faire. C’est comme ça, alors on s’en accommode. Saltana, n’est pas venue de si loin pour pleurer sans fin.
A la mosquée, elle a rencontré d’autres mères de famille berbères, les hommes se connaissaient déjà.
Une petite communauté s’est formée.

Le vendredi, elle prépare le couscous pour le partager avec les amis.
En début d’après-midi, après la prière à la mosquée, l’appartement se remplit. Les hommes s’installent dans une pièce, les femmes dans une autre, les enfants vont et viennent.

Un des fils de Saltana a été mon élève et depuis elle est mon amie. Une amitié faite de sourires, de regards complices, de mains tenues et serrées, d’embrassades, de couscous partagés.

Je prends place dans le salon des femmes, certaines laissent glisser sur leurs épaules les foulards destinés à cacher les lourdes et soyeuses chevelures brunes, d’autres non. Le plat de couscous encore fumant est posé au milieu de la table et chacune se sert avec ses mains, formant des boulettes de graine mêlée de légumes et de viande.  Moi j’ai droit à une fourchette. Mes compagnes mangent joyeusement et s’étonnent de mon petit appétit « Tu ne manges rien ! ». Saltana pousse vers moi les meilleurs morceaux de viande et m’encourage du menton « Allez, encore un peu de mouton ! »
Je dis à Rachida, sa fille, que le couscous est comme toujours délicieux mais que je n’ai pas l’habitude de manger autant.
Elles se mettent à rire « Tu ne veux pas grossir ! »

Puis Fatima, l’autre fille, celle qui a étudié avec acharnement, le soir, après son travail à l’usine, pour obtenir la « maturità » (bac) et qui ensuite grâce un stage est devenue médiatrice culturelle, apporte le thé à la menthe.
Versé en cascade dans les verres il exhale ses effluves épicés.
On grignote des amandes et des gâteaux au miel. Nehza, la jeune belle-fille arrivée depuis un mois de Casablanca met le dvd de son mariage et la musique berbère envahit l’appartement.

Le temps semble suspendu, entre les rires des enfants, les rasades de thé, l’écho lointain de la discussion des hommes, les ritournelles des musiciens.

Nezha est  un peu perdue au sein de sa nouvelle famille et dans ce pays dont elle ne parle pas encore la langue. Elle a étudié l’économie à l’université mais a elle a déjà compris qu’ici les emplois qu’on lui proposera feront plus appel à la force de ses bras qu’à son intelligence et à sa culture. A Casa elle ne portait pas le foulard et sortait librement mais depuis qu’elle est mariée elle couvre ses cheveux.
« C’est ton mari qui te l’a demandé ? »
–    Non, mais j’ai fait comme ses sœurs, pour m’adapter à la famille.
–    Ça te pèse ?
–    Non, chez nous c’est la tradition. Certaine femmes le mettent, d’autres non, on fait comme on veut. »
Parfois elle va seule se promener en ville, regarder les boutiques mais les prix sont élevés, trop pour elle. Je lui propose de venir avec moi au marché un samedi. Elle accepte avec enthousiasme.

Saltana ne sait pas lire, ne regarde pas la télévision locale et a très peu de contacts avec les Italiens. Même si souvent elle remarque que des regards méprisants, désapprobateurs, se posent sur elle, son foulard, ses longs vêtements et ses mains décorées d’arabesques rousses, elle est loin d’imaginer les diatribes haineuses envers les musulmans qui  entachent les pages de certains journaux et blogs italiens ou européens.
Heureusement car elle ne comprendrait pas.

Moi non plus je ne comprends pas.
Cette haine est à la fois absurde et indigne. Elle affiche les limites de la  civilisation occidentale.

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