Venise, un douloureux symbole

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J’étais joyeuse ce matin-là des promesses de la journée.
Flâner à Venise avec mes enfants, nous perdre dans les ruelles à la recherche d’une trattoria, humer sur les quais l’air piquant du large, s’emplir de la splendeur de la Sérénissime, laisser agir le charme.

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La journée fut belle, la salade de poulpe savoureuse et les pâtes al dente. La marée refluait et les flaques séchaient. Nous marchâmes longtemps, des ruelles désertes à l’animation du Rialto, de la place San Marco au musée Guggenheim où la beauté de la collection m’émut, me laissant immobile, entre ravissement et mélancolie, devant “La Baignade “de Picasso .
J’y vis un paradis perdu ou à venir dans un futur lointain qu’il faudra atteindre en traversant les tempêtes, en reconstruisant sur les ruines d’un occident qui s’écroule.

J’avais quelques heures auparavant, à la gare de Bologne, acheté « Le Monde » du jour et, bercée par le train, lu machinalement quelques pages avant que mon attention ne soit implacablement captée par un long et juste article d’Harald Welzer, un psychosociologue allemand : « Crise, le choc est à venir ».
« Au moment où l’histoire se produit, les hommes vivent le présent. Les catastrophes sociales, à la différence des cyclones et des tremblements de terre, ne surviennent pas sans crier gare mais, pour ce qui est de leur perception, représentent un processus quasi insensible, qui ne peut être condensé en un concept comme celui d'”effondrement” ou de “rupture de civilisation”, qu’à posteriori. »

« A posteriori » écrit Harald Welzer et pourtant ces signes de l’effondrement de la civilisation occidentale sont bien présents. Il y a longtemps que je les vois et Venise ce jour-là, en fut une douloureuse illustration.

Car la cité des doges et des artistes, la ville magique, brillante dont la renommée a fait le tour du monde, illuminant les rêves de millions de touristes, la ville des pêcheurs, des voyageurs, des artisans et des étudiants férus d’art, est en danger de mort.

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Après avoir  ,  grâce à l’ingéniosité des ses habitants, vaillamment résisté pendant des siècles aux assauts de la mer Adriatique, Venise voit désormais ses jours comptés.
« L’aggravation du dérèglement climatique, la poursuite de conduites insouciantes de la part des industriels et des politiques, l’appât du gain immédiat, l’immobilisme et la lenteur de l’administration, comme hier la prééminence des intérêts particuliers, mettent aujourd’hui plus que jamais la ville en danger. » écrit Lorenzo sur son excellent blog, TraMeZziniMag.

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Ne pouvant entretenir leurs maisons les habitants les plus humbles ont dû quitter la ville devenue trop chère pour eux. Les petits ateliers et les librairies ont fermé leurs portes pour laisser place à des marchands de pizza al taglio ou à  des vendeurs de masques en carton fabriqués à la chaîne, pâles copies des délicates et très coûteuses œuvres réservées aux riches lors du carnaval.

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Tandis que les plus modestes des touristes arpentent à pied la ville, se contentant d’un frugal sandwich pour ne pas grever leur budget, les riches se gobergent dans les antiques Palazzi ou les résidences de luxe que l’on a construit pour eux, détruisant sans vergogne la faune et la flore aquatique.
Désormais les poissons se font rare dans la lagune vénitienne, leur habitat détruit ils s’en sont allés, ou sont morts empoisonnés.

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Et la lèpre sur les murs se répand, irrésistiblement. Elle endommage les façades, fissure les balcons, décolle les crépis, efface les fresques, aplatit les sculptures, creuse les murs de béances grumeleuses.

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Pas le long du grand Canal bien sûr ! Comme une coquette qui s’enfarine le visage pour masquer ses bubons, la partie touristique de la ville est soignée, parée et réparée. Elle offre toujours au passant ses ors et ses peintures, ses ogives ciselées, les fines colonnades de ses palais.
Elle est devenue le décor des rêves des visiteurs, des rêves que les médias et faiseurs de voyages ont patiemment inculqué en ramenant la ville à quelques clichés : le pont des soupirs que les amoureux ignorants attribuent à la passion, les gondoles glissant sur l’eau verte des canaux, le lion de la place San Marco et les pigeons avides.
Avides, comme ceux qui ont voulu exploiter la fibre touristique jusqu’à son dernier fil, transformant la cité en un simulacre de parc d’attraction et qui, ce faisant, ont contribué à sa destruction.

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« Des sociétés qui se contentent de satisfaire leur besoin de sens par la consommation n’ont, au moment où, alors qu’elles se sont coupées de la possibilité d’acquérir une identité du sens et un sentiment de ce qu’est le bonheur quand l’économie fonctionnait encore, plus de filet pour retarder leur chute. » Harald Welzer

Pourtant, il serait si simple d’être heureux :

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La Baignade, Pablo Picasso, 1937 (Peggy Guggenheim Collection, Venise)

Un texte sur Venise  sur le blog d’Eric Valmir

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