Le garçon roumain, la dame rousse et les artichauts

Hier, comme souvent le samedi, je suis allée faire quelques courses au Conad, le supermarché de mon quartier.
En entrant dans le magasin j’ai aperçu le garçon roumain. Debout près des chariots , il tendait à l’éventuelle générosité des passants une soucoupe en plastique garnie de quelques pièces.
Je lui ai fait un petit signe de la main pour lui faire comprendre que je passerai le voir après les courses et un sourire a fugitivement éclairé son visage maigre.
Il ne parle que quelques mots d’italien mais au fil de nos rencontres, lui posté à côté de la file de chariots et moi décrochant ou raccrochant le mien, il m’a expliqué qu’il a seize ans, qu’il est seul en Italie, chargé par sa famille de gagner quelque argent, qu’il dort ici et là, dans des foyers pour indigents ou dans de sommaires cabanes que d’autres roumains ont construites sur les berges du fleuve.
Il m’a dit son prénom aussi, plusieurs fois, mais comme celui-ci est long et compliqué ma mémoire ne l’a pas capté alors pour moi il est « le garçon roumain ».

J’ai sillonné le supermarché bondé. Au rayon fruits et légumes j’ai acheté des oranges pour le garçon roumain et j’ai discuté avec la dame rousse. Elle, je la rencontre à chaque fois que je viens au Conad et à chaque fois, amusées par cette curieuse coïncidence, nous menons un brin de discussion. Hier nous avons échangé des recettes d’artichauts : elle les prépare à la mode sarde* et moi à la vénitienne*. Finalement nous avons convenu de concert que les artichauts en question étaient trop chers et nous les avons laissés dans leur cagette avant de partir chacune de notre côté.*
C’est une belle femme d’une soixantaine d’année, empreinte de cette assurance évidente et tranquille que donne un compte en banque bien fourni. Sans être luxueux ses vêtements sont cossus et jamais d’indélicates racines blanches ne marquent sa chevelure joliment teinte.
Il ne me viendrait pas à l’esprit de développer une relation plus suivie mais j’ai toujours plaisir à papoter avec elle.

Mes achats payés je suis sortie du magasin et me suis dirigée droit vers le garçon roumain. Je lui ai donné un euro et le sachet d’oranges. Il m’a remerciée et je lui ai, rituellement, demandé comment il allait. Il a eu un petit sourire triste et il a haussé les épaules. J’ai dit « Ça va aller un peu mieux maintenant, le printemps arrive, il fera moins froid ! ».
Pauvres mots futiles qui n’ont d’autre but que de transmettre un peu (si peu) de solidarité.

En rejoignant mon vélo, j’ai entendu le rythme vif de pas qui se rapprochaient, c’était la dame rousse qui, arrivée à ma hauteur et sûre de son fait, s’est exclamée :

«-   Comme ils sont nombreux maintenant !
–    Qui ? ai-je demandé d’un ton faussement ingénu car déjà je pressentais la suite du discours.
–    Les étrangers ! Il y en a partout ! On ne peut pas faire trois pas sans les voir mendier !
–    Oui, ils sont très nombreux, ils sont pauvres et ils ont faim.
–    Avant, a continué la dame, je faisais comme vous, je donnais quelque chose, mais plus maintenant, il y en a trop, ce n’est plus possible ! »
Et moi, imperturbablement aimable, le sourire vissé aux lèvres.
–    Oui, vous avez raison, l’état doit les aider davantage, cette injustice est choquante.
–    Non, il ne faut pas les aider. Le gouvernement doit les chasser, les renvoyer chez eux sinon bientôt on sera envahis, on ne sera plus en Italie ! »
Alors là j’ai pris mon souffle et gentiment, d’une voix posée et en articulant bien,  j’ai déclaré :
–    Et bien moi je suis française et je vis en Italie. Je pense que tous les habitants de la planète doivent avoir les mêmes droits que moi et que nous devons être tous solidaires pour les accueillir et les aider à vivre mieux. »
La dame rousse m’a regardée d’un air surpris, visiblement, elle avait imaginé une autre réaction. J’ai ajouté :
–    Je suis désolée mais nous ne sommes pas du même avis.
–    Je vois ! » a-t-elle dit, décontenancée.

Et puis, un peu plus loin, un coup de klaxon a retenti. C’était son mari, juché dans un tank urbain noir dont le capot arborait les trois lettres BMW, qui lui signifiait qu’il était temps de mettre fin à la discussion car il en avait marre d’attendre.
Elle m’a adressé un bref signe de tête puis a tourné les talons et trottiné jusqu’à la voiture.

Me parlera-t-elle, la prochaine fois que nous nous croiserons dans le supermarché ?

*Artichauts à la sarde :
Choisir des artichauts d’une variété petite aux feuilles piquantes. Enlever les feuilles les plus dures puis débiter le tout en julienne (fond compris). Ajouter de la poutargue émiettée, de l’huile d’olive, un filet de jus de citron, du sel et du poivre. Laisser mariner au moins deux heures.

*Artichauts à la vénitienne :
Choisir de gros artichauts (genre breton), et enlever toutes les feuilles pour ne garder que le fond (sinon les acheter directement, tout nettoyés, à Venise où les marchands les conservent dans des bassines d’eau). Faire rapidement sauter les fonds dans de l’huile d’olive, ajouter de l’eau, du sel, du poivre et du persil, recouvrir et laisser mijoter une quinzaine de minutes.

* En réponse à une question qu’une lectrice ne m’a pas posée.

A vous, deux questions :
Avez-vous vous aussi noté avec quelle assurance tranquille les propos égoïstes et xénophobes sont de plus en plus souvent  énoncés ?
Comment préparez-vous les artichauts ?

Et pour finir la parole de quelqu’un qui n’en finit pas de nous manquer:

« Les artichauts, c’est un vrai plat de pauvres. C’est le seul plat que quand t’as fini de manger, t’en as plus dans ton assiette que quand tu as commencé !
Coluche

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